La cloche fêlée

Je crois n’avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu’ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d’être, profonde, pas l’égratignure sociale ou l’écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l’écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d’être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l’entendre,  ce son de cloche fêlée ou d’enfant qui pleure presque en silence.

Antoine EMAZ, Cambouis, p. 171

Et Emaz sait sans doute de quoi il parle, lui-même poète. Son journal recense le travail quotidien sur son établi, dans son atelier d’écrivain.

Les cataclysmes intérieurs

A la page 37 de ce captivant petit récit de Michaël Ferrier (Kizu [La lézarde], éditions Arléa), je note quelques lignes qui éveillent un écho dans le cahier que je remplissais il y a de nombreuses années.

Sans doute avons-nous tort, lorsque nous parlons de notre vie, de n’en retenir que la face la plus visible, les arêtes tranchantes, les épisodes dramatiques ou spectaculaires. Nous privilégions ce que tout le monde peut voir, ce qui est évident. Il faudrait pouvoir descendre dans l’épaisseur des jours, passer de l’autre côté de l’existence, sous l’écume des phénomènes. Etablir avec patience et minutie le décompte des séismes intérieurs, tenir le répertoire des cataclysmes inaperçus.

J’aime ce calme et patient recensement des tremblements du coeur, des sens et de l’esprit. Notre vie s’y retrouve toute entière.

La maison, l’enfance, le livre

Les éditions Théodore Balmoral ont publié, durant l’hiver 2003-2004, un très beau volume d’hommage intitulé Compagnies de Pierre Bergounioux. Jean ROUDAUT y signe un article sous le titre Maison de jadis, demeure de toujours. Il y est notamment question de l’enfance de Bergounioux et du rapport à la maison familiale.

L’amour des maisons conduit à celui des livres: le livre est l’accomplissement de la maison; il conserve en lui son souvenir, ses recoins de poussière (…).

J’écoutais [le 12 décembre 2004] une très belle émission qui réunissait les frères Boltanski. Ils y évoquaient leur maison d’enfance; une étrange maison « en ruines » mais lieu magique des rêves, des terreurs, des plaisirs, des illusions, … Sans doute ne suis-je pas en train d’écrire un livre parce que je n’ai pas de maison d’enfance et que ce livre n’a pas (de) lieu. Comment fonder des racines sur l’absence d’un lieu originel ? Le seul que je me reconnaisse est une maison de bois, dans la banlieue de Stockholm, où j’ai connu les années les plus heureuses de l’enfance. Mais pour un temps si court !

Un peu plus loin, dans le même article, J.Roudaut poursuit:

L’enfance, ce n’est pas une période particulière dans la vie d’un homme, c’est le nom que l’adulte donne à l’île submergée où il croit avoir enfoui son secret. Dans la terre d’enfance, on a caché la mort. Le livre la révèle, sans terreur. On écrit des livres parce qu’on espère en faire des demeures pour autrui.

Il faudrait évoquer ici aussi Christian Bobin ou Charles Juliet, ou encore Jean Follain. J’y reviendrai.

Allez aussi à l’article: Le livre est une maison.

Ivan Mestrovic

Zagreb, le 28 décembre 2005.

Je suis, à nouveau, dans cette maison de Mestrovic, dans son atelier. J'y étais pour la toute première fois en septembre 1978 et j'y suis revenu souvent. En cette matinée de neige, je suis le seul visiteur et je parcours l'atelier et les deux étages de la maison. Rien n'a changé, sauf ma vie. Il y a, dans cette visite, autant de nostalgie que de fascination pour le travail de l'artiste. Je retrouve le charme de certaines sculptures: une vierge à l'enfant ou la très elliptique jeune fille au luth, sculptée en 1918. Et la souffrance d'un Job terrifiant, dans une posture de demande, de prière, ou d'un Michel Ange plein de force.

Né en Croatie en 1883, Mestrovic s'est formé à Split, à Vienne et à Paris. Il a aménagé cette maison de la vieille ville de Zagreb et travaillé dans cet atelier dans les années 1920, avant de partir pour les Etats-Unis où il vivra jusqu'en 1962.