La fille en noir

J’ai le souvenir précis de mon entrée en poésie espagnole. La connaissance livresque que j’en avais jusqu’alors a complètement disparu derrière la révélation de ce moment de grâce.

En 1985, j’étais en Espagne dans le cadre de mon travail pour la fondation Europalia. J’étais responsable du programme d’échanges de jeunes entre la Belgique et l’Espagne. J’ai été invité par un lycée de la Communauté de Madrid à assister au spectacle préparé par des élèves qui, sur la scène de la grande salle du théâtre, disaient de la poésie espagnole. La première à se présenter fut une fille toute en noir, belle, vibrante, qui dit – d’une voix profonde et avec un talent dramatique bouleversant – la très ancienne complainte El enamorado y la muerte [L’amoureux et la mort]. Le ton était donné: tout le spectacle fut de la même qualité. Ma connaissance du castillan était bien imparfaite mais elle était largement compensée par le talent des étudiantes qui se succédaient sur la scène.

Ce jour-là, j’ai entendu pour la première fois la magnifique Elegia [Élégie]
de Miguel HERNANDEZ, dédiée à Ramon Sijé, le 10 janvier 1936.

Dès les premiers mots, l’émotion est immense …

Yo quiero ser llorando el hortelano
De la tierra que ocupas y estercolas
compañero del alma, tan temprano.

La servitude volontaire

Pour le moment, je désirerais seulement qu’on me fît comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un Tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal, s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui, que de le contredire.

Étienne de LA BOETIE, Discours de la servitude volontaire

et en écho, la pertinence de cette note de Günther ANDERS:

Notre obéissance est d’autant plus grande que nous sommes sûrs de notre illusion de la liberté.


Je complète, un peu plus tard [septembre 2011].

Beccaria le disait admirablement, il y a fort longtemps: « Les esprits des hommes, comme les fluides, se mettent toujours au niveau des objets qui les entourent. » On mesure la réussite d’une idéologie non pas à ce qu’elle parvient à imposer aux esprits, mais à ce qu’elle n’a pas besoin de leur imposer parce qu’ils le font désormais spontanément.

Christophe CARRAUD, Une gêne, Conférence n°32, p.320

Vous détruire

Trop de gens attendent tout du voyage sans s’être jamais souciés de ce que le voyage attend d’eux. Ils souhaitent que le dépaysement les guérisse d’insuffisances qui ne sont pas nationales, mais humaines, et l’ivresse des premières semaines où, tout étant nouveau, vous avez l’impression de l’être vous-même, leur donne l’impression passagère qu’ils ont été exaucés. Puis quand le moi dont ils voulaient discrètement se défaire dans la gare du départ ou dans le premier port les retrouve au détour d’un paysage étranger, ce moi morose et solitaire auquel on pensait avoir réglé son compte, ils en rendent responsable le pays où ils ont choisi de vivre. Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire.

Nicolas BOUVIER, Le vide et le plein, p.158