Paul Celan

Depuis de nombreuses années, je lis – par intervalles, parfois très longs -, la poésie de Paul Celan, dans des éditions bilingues, texte allemand et français en « juxta », comme on disait. Dans le deuxième volume de Partages, André Markowicz dit si justement cette impuissance à franchir la barrière de la traduction.

Il y a trois poètes allemands qui m’accompagnent, toute la vie. Hölderlin, Rilke et Celan. Je ne peux en lire aucun. Je ne peux, pour chacun d’eux, que tâtonner autour des ombres que sont les traductions, en essayant de deviner l’immensité – pas deviner l’immensité, parce qu’elle est évidente. Non, deviner les détails, les preuves. Deviner les illuminations que contiennent tous les textes que je lis d’eux. (…)

Je ne comprends que par bribes la façon dont Celan peut casser la langue allemande, mais je comprends que, s’il est possible, lui, c’est qu’il est dans la langue allemande, – devrais-je dire qu’il est, après-guerre, la langue allemande en tant que telle, exsangue, noir-jaune, et fulgurante de toute sa douleur accumulée ?

Les mots exacts

En tant que citoyen je vais vous dire ce dont j’ai vraiment peur, c’est que nous ne puissions pas inventer les mots de la riposte. C’est-à-dire que nous nous laissions à ce point déborder par ce mauvais gouvernement par l’appauvrissement de la langue politique.

Dès lors qu’on prend les mots, d’une certaine manière – que ce soient les mots anciens ou nouveaux, peu importe – mais dès lors qu’on se met, faute de mieux, de guerre lasse, à employer les mots de l’adversaire, ne serait-ce que pour dire : Bon ben, l’assistanat … – en fait c’est plus compliqué que ça, ça n’existe pas ; à partir du moment où on a utilisé par exemple ce mot empoisonné, assistanat, on a perdu. Vous dites : l’étranger, c’est exactement la même chose.

Et donc, c’est ce qu’il y a aussi de machiavélien dans cet état d’urgence d’aujourd’hui, ce qu’il y a de plus politique aujourd’hui est peut-être ce qu’il y a de plus poétique, c’est-à-dire notre capacité ou non d’inventer les mots exacts du constat.

Patrick Boucheron, sur France Culture, La grande table, Caroline Broué, 2e partie, 1/7/2016 [25’38’’]

Misère et splendeur de la traduction

Cada pueblo calla unas cosas para poder decir otras. Porque todo sería indecible. De aquí la enorme dificultad de la traducción: en ella se trata de decir en un idioma precisamente lo que este idioma tiende a silenciar. Pero, a la vez, se entrevé lo que traducir puede tener de magnífica empresa: la revelación de los secretos mutuos que pueblos y épocas se guardan recíprocamente y tanto contribuyen a su dispersión y hostilidad; en suma, una audaz integración de la Humanidad.

Chaque peuple tait certaines choses pour pouvoir en exprimer d’autres. Parce que tout dire serait se condamner au silence. D’où l’énorme difficulté de la traduction, dont tout l’effort consiste précisément à exprimer dans une langue donnée ce sur quoi cette langue tend à faire silence. Mais, simultanément, on pressent la magnificence de cette entreprise: la révélation des secrets que les peuples et l’histoire chérissent réciproquement et qui contribuent tellement à leur séparation et à leur hostilité mutuelle. En quelque sorte, il s’agit d’une audacieuse intégration de l’humanité.

José ORTEGA Y GASSET, Miseria y esplendor de la traducción.[cité par Nicholas EVANS, Ces mots qui meurent. Les langues menacées et ce qu’elles ont à nous dire]

Pour chaque langue que tu connais, tu deviens un homme nouveau.

Proverbe tchèque

Plus tard [février 2015], je note: Il est intéressant de mesurer l’ouverture d’un pays aux influences étrangères, sa capacité à intégrer la diversité, au flux de traduction des œuvres étrangères.


Wer fremde Sprachen nicht kennt, weiss nichts von seiner eigenen.

Goethe, Sprache in Prosa.

Les techniques [dites] intelligentes

J’écoute – toujours avec bonheur – les chroniques d’Etienne Klein [France Culture]. Son billet du matin [le 8 novembre 2012] s’intitulait: Non à la dictature du simple. En voici quelques mots notés au vol.

Nous vivons moins dans une société de la connaissance que dans une société qui est l’aise avec la technique. Nous utilisons avec aisance les appareils conviviaux issus des nouvelles technologies, mais sans presque rien savoir des principes scientifiques dont elles découlent. Leur facilité d’usage fait que ces nouvelles technologies sont devenues des produits masquants de la science.

Pour dire et comprendre la science, il faut du temps ! La science est victime d’une crise de la patience qui touche tous les secteurs de la vie sociale. Il faut disposer d’un langage riche, capable de dénoter normalement mais aussi de connoter, un langage qui donnera sa part à la raison et sa part à l’émotion… bref, d’une véritable langue de culture et non pas d’une langue de service. Einstein disait: « Il faut rendre les choses simples autant que possible, mais pas plus simples. »

On ne peut pas s’empêcher d’avoir une inquiétude sur le sort du langage, tel qu’il est soumis désormais aux standards de la technique. Il est voué aux simplifications.

[Il cite Jean-Michel Besnier (in L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Fayard)] « Quand l’homme et la machine fonctionnent de concert, la seconde impose au premier son format, qui se trouve ainsi limité et mutilé dans sa capacité à dire et à accueillir l’étrange, le nouveau, le subtil ou l’étonnant. »

Les techniques dites intelligentes nous rendent un peu bêtes.