L’autre fraternité

Où trouver la fraternité ? Ni dans les partis politiques, ni dans les grandes réunions où l’avenir est voilé par la fumée des cigarettes. Et si la fraternité était ailleurs ? Si on la cherchait dans la réalité qui existe en nous, sans nom, divine, couverte d’une épaisse couche de lieux communs comme des rosiers enveloppés dans la paille pour l’hiver ? Ce qu’il nous faut, ce sont des expéditions, des découvertes, des accords qui – grâce à l’œuvre d’art – ne durent pas plus d’une demi-seconde, comme l’éclair de magnésium dans l’atelier d’un photographe de province. Une fraternité d’une demi-seconde ? Oui, tel est le programme minimum que je vous propose, Mesdames, Messieurs. Il fait naître l’espoir qu’une fraternité limitée dans le temps n’entraînera pas à sa suite une ère de terreur qui durera des années entières. (…).

Adam Zagajewski, dans un petit ouvrage admirable (Solidarité, solitude, 1986).

Fleckerlteppich

En écoutant Ruth Vogel-Klein, lors d’une conférence qu’elle consacre à W.G.Sebald, je note que l’intérêt, le plaisir inouï de la lecture de Sebald se trouvent précisément dans la faille, dans le tremblement qui nous fascine, dans le fait d’être abusé, trompé, d’être séduit par une histoire. Et, comme un enfant, nous sommes pris d’un frisson délicieux, de ce tremblement furtif de l’incertitude: nous nous enfonçons avec bonheur dans une « fiction » parfaite tout en devinant que tout ceci est à la fois (mais comment distinguer le vrai du faux ?) une vérité historique et un conte fabuleux. FleckerlteppichC’est le plaisir de l’enfant à qui on raconte une histoire pour s’endormir – une histoire qui peut d’ailleurs le tenir longtemps merveilleusement éveillé.

Et les adultes que nous sommes devenus sont pris de vertige: tout est vrai ? – Sebald truffe son récit de témoignages en cascade, de photos, de documents, … dont nous soupçonnons pourtant le caractère fabriqué, ce qu’une étude rapide confirmera. Mais je choisis d’en rester à la première croyance, c’est la plus douce.

Le « tissage » effectué par Sebald dans tous ses textes, entre réalité et fiction (ou pseudo-réalité et pseudo-fiction, récit dans le récit dans le récit … à perte de vue), renvoie à sa Bavière natale, où l’on continue de tisser ces « Fleckerlteppich », constitués d’une multitude de chutes de tissus multicolores. Ici encore, le livre est une maison.

Les coups de sifflet du réel

Je comprends ce que Jean-Christophe BAILLY [Tuiles détachées, p.71] décrit si bien quand il parle de ces coups de sifflet qui, de différents points, sont lancés par le réel lui-même.

Et je sens une grande proximité avec lui dans la suite de son propos:

Et ces appels, du moins ceux que j’entends et auxquels je prête attention, loin de provenir d’une seule direction, proviennent d’à peu près toutes; loin aussi de ne consigner qu’un domaine d’étude ou d’attention, ils en concernent beaucoup. Dès lors, ce qui s’ouvre au-delà de la séduction propre à chacun d’entre eux, c’est un tourment. Incapable en effet de résister à la multiplicité de ces appels distincts et éloignés les uns des autres, je me suis retrouvé bien souvent écartelé entre eux: n’étant spécialiste dans aucun domaine, je me suis jeté autant qu’il était possible dans des directions opposées, sans doute à terme réconciliables, mais le malheur est que ce terme lui-même dépasse de loin les possibilités d’une seule vie.

Il poursuit [p.74]: (…) il me semble que le réseau qui naît de ces distances, fût-il distendu, est pour moi le seul viable et que le « noyau dur » de ce que je recherche gagne en consistance à être ainsi approché et perdu par des voies diverses.

Approches

Comment la vie prépare à des choses qu’on ne réalisera jamais de toute la vie. C’est la chasse à l’impossible. Les organes s’y affinent, l’instrument s’y perfectionne d’une manière adaptée à des buts plus hauts. Les œuvres et les actes tombent de nous comme des pétales. Ils s’envolent avec le temps, pareils à des songes, mais ce qu’ils nous ont permis de saisir dans l’absolu devient alors visible dans le renflement du pistil.
La « vision » est semblable à un compas, à une équerre, que nous appliquons à la réalité et qui nous sert à la mesurer. A mesure que la vie s’écoule, la mesure devrait s’allonger, l’angle s’élargir. Lorsqu’il atteint cent quatre-vingt degrés, la droite, la station verticale est réalisée en esprit. En même temps, nous outrepassons l’angle qui peut encore permettre de mesurer les choses de la terre. En morale, aussi, les différences s’abolissent. La lumière et l’ombre deviennent jeux de la substance. Par quoi la vie terrestre serait accomplie, et gagné le point d’où l’on peut risquer le passage vers l’incommensurable.

Ernst JÜNGER, Graffiti, p. 131