L’herbe

Si immensément données lui ont été la vie et la sensibilité que l’herbe en même temps, plus que le désert encore, quand elle a de grandes étendues, déploie sous nos yeux l’image d’un monde sans noms, d’où nous serions absents, et c’est cette immensité sans nom qui frissonne et soulève le coeur, comme un appel qui ne nous appelle pas, et se tait.

Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 94

Je me souviens de l’espace infini de l’herbe. Du moins est-ce aussi un souvenir composé par la nostalgie d’un pays inconnu mais familier, celui de la prairie comme étendue sans limite des plaines herbeuses de Hongrie, où pointent, à intervalle régulier, les puits à balancier; de Saxe, de Prusse orientale, de Pologne, à perte de vue. Tentation de l’Est, d’une origine rêvée. Mais je ne connais pas encore les plaines de l’Ouest du Canada, des Etats-Unis, ni les grandes plaines de Russie, et, plus à l’orient encore, la Mongolie, …

Routes

Suivre un trajet est, je crois, le mode fondamental que les êtres vivants, humains et non humains, adoptent pour habiter la terre. (…)

Chez les Inuits, il suffit qu’une personne se mette en mouvement pour qu’elle devienne une ligne. Pour chasser un animal, ou retrouver quelqu’un qui s’est peut-être perdu, les Inuits tracent une piste linéaire dans l’étendue et se mettent en quête d’indices menant à une autre piste jusqu’à atteindre le but recherché. Le pays entier est donc perçu comme un entrelacs de lignes et non comme une surface continue.

Tim INGOLD, Une brève histoire des lignes, Z/S

Les routes aux États-Unis suivent souvent le tracé d’anciennes pistes indiennes, et même certaines rues des grandes villes dont Broadway est l’exemple le plus célèbre. (…) Les Américains ont d’ailleurs ce qu’on peut appeler une « culture » de la route qui nous est inconnue en Europe (…). Il semblerait (…) que les grands sentiers de migrations indiens étaient tracés par les bisons. Les Indiens de toutes façons se déplaçaient beaucoup et facilement : ils pouvaient se dérouter au moindre prétexte — la visite d’un ami, une fête, un raid sur un village voisin. Les sentiers étaient de différents types avec des fonctions précises : celui qui mène aux champs, celui qui conduit au monde extérieur et puis aussi le fameux « sentier de la guerre » qui existait vraiment.

Gilles A. TIBERGHIEN, Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses

Voir aussi, sur une autre page, Mémoires indiennes.

La Rivière

Depuis plusieurs années, je passe une partie de l’été dans un tout petit village, aux confins du Tarn et de l’Aveyron, accroché aux coteaux abrupts qui dominent la vallée du Viaur et celle du Lézert. Cet été, je reprends la lecture de La nouvelle chronique fabuleuse (André Dhôtel) et je tombe sur un passage1 dans lequel je reconnais immédiatement cet endroit magique. C’est comme si j’étais entré par effraction dans le récit. Il y a de ces coïncidences, de ces échos étonnants dont notre vie est pleine.

   Il existe des lieux où tous les mots deviennent plus humbles que ceux pour demander un petit pain chez le boulanger,  peut-être à cause du silence exceptionnel qui règne alentour et reprend à lui aussitôt nos plus éloquents bavardages. Nous avons su tout de suite, Martinien, en arrivant à l’extrémité de ce hameau, que nous nous trouvions dans un tel lieu, et nous nous sommes arrêtés pour regarder les choses.

La route tournait à angle droit devant une haie. Vers la gauche c’étaient des prairies et des bois. A droite une maisonnette dont le pignon touchait la haie. Pas loin de la maisonnette un sentier suivait un mur bas pour se perdre dans le vide d’une vallée et d’un ciel. Ce petit ensemble, on avait l’assurance de plus en plus vive qu’il n’était pas situé. Comme s’il s’était détaché de toute la contrée. Peut-être cela était dû au déséquilibre entre les prés bien établis sur le plateau et l’espace incertain de la vallée et du ciel de l’autre côté. Mais je crois plutôt qu’à des moments il y a une rupture qui rejette à leur solitude certains fragments du monde, comme s’ils étaient devenus inutiles ou superflus.

Scheldeland – Le pays de l’Escaut

Mon grand-père maternel, Pierre Clément, était originaire de ce pays de Sint-Niklaas (Saint-Nicolas), Waasmunster et Dendermonde, qu’on nomme le Pays de l’Escaut. Le fleuve déroule ses méandres dans un paysage de bocage et d’eaux dormantes. Les petits villages aux maisons basses, les sentiers, les levées de terre encadrent les bras morts de l’Escaut. Il n’y a que quelques ponts sur les grands axes, mais les localités riveraines commercent par un bac de passage, réservé aux piétons et aux cyclistes. Le fleuve respire au rythme des marées. C’est un pays fermé, préservé, étranger pour moi et pourtant infiniment familier et proche.

Un jour, dans le métro parisien, je suis tombé en arrêt sur une affiche qui publiait ceci:

Marcheur, ô sentinelle
qu’entends-tu de la nuit ?

Des crissements d’ancres Des
plaines de granges ouvertes sur l’eau

Marcheur, ô sentinelle nocturne
Quel est cet homme s’activant près du brasier ?

Frank VENAILLE, La descente de l’Escaut, poème.

Ce fut une révélation de profonde intimité entre ce texte et ce pays – magnifiquement célébré par Venaille.


Je note [septembre 2011], en écho de la strophe de Venaille: Veilleur, où en est la nuit ? Veilleur, où en est la nuit ? (Isaïe, 21-11)

Je note, un peu plus tard, chez Mahmoud DARWICH: Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés / De guetter la lumière dans notre sel / Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure / N’êtes-vous pas lassés Ô veilleurs ? [Etat de siège, 2002]


Je note encore [mars 2014], la toute dernière phrase du petit livre admirable dans lequel Christian Bobin témoigne de son admiration pour Antonin Artaud:

Qui peut veiller celui qui veille ?