Une illusion

L’écriture naît d’une illusion : illusion que je suis meilleur que moi-même, plus pénétrant, généreux et sensible. Illusion aussi que je suis capable d’écrire. Lorsque cette illusion est maintenue assez longtemps — comme un révélateur qu’on porte à température — elle devient réalité, j’écris et je m’ajuste aux exigences de l’écriture. L’écriture c’est mon théâtre et si je ne sais pas toujours comment la pièce commence, je sais par contre qu’elle finit bien. Chaque fois que je me laisse déranger, c’est comme si on rallumait dans la salle, comme si des spectateurs se levaient et partaient bruyamment avant que la moindre phrase d’un peu de portée et de poids ait été prononcé sur la scène. L’illusion a donc son rôle à jouer dans ma vie : c’est un moteur parmi d’autres, c’est une variété roturière de l’acte de foi dont on ne se sent pas toujours capable. Il y a ainsi des rapports étroits entre l’illusion et l’édification de l’être, ceci permettant souvent cela.

Nicolas Bouvier, Le Vide et le Plein, p.18

Et le même, plus loin [p.120]:

Avez-vous vu un chirurgien mécher une plaie ? des mètres et des mètres de gaze souillée de pus avant d’arriver au sang frais. Il y a de ça dans l’écriture : une litanie qui peu à peu se débarrasse de tout ce qui n’est pas elle, un flot qui graduellement se purifie. accepter l’incohérence et l’hémorragie pour vider son être, le pacifier et entrer dans celui des autres.

Ecrire au temps des catastrophes

Comment écrire, au temps des catastrophes ? Quelle littérature est encore possible ? Elias Canetti – dans un essai qu’il dédie au journal du Docteur Hachiya d’Hiroshima, se demande ce que signifie survivre à une catastrophe d’une telle ampleur; et il répond qu’on ne peut s’en faire une idée qu’en lisant un texte qui, comme les notes de Hachiya, se caractérise par la précision et le sens de la responsabilité. « S’il n’était pas absurbe, écrit Canetti, de se demander quelle forme de littérature est indispensable aujourd’hui, je dirai: celle-ci ». [W.G.Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle].

Aujourd’hui, après Tchernobyl, après Fukushima, quelle littérature est encore légitime ? quelle forme d’écriture peut  encore être considérée comme indispensable ? Je ne suis pas loin de penser, comme Canetti, que c’est le sens de la responsabilité qui en est le sceau. Mais, à la précision, j’ajouterais: la colère et l’urgence. Le récit de Svetlana ALEKSIEVITCH, La supplication, Tchernobyl – Chronique du monde après l’apocalypse, est de cette trempe-là.

Je me défie des livres

Je me défie des livres alors que j’y passe le plus clair de mon temps. Non, je me défie de moi-même parce que les livres m’offrent, souvent, une version approchée de ma propre expérience et que je m’en remettrais volontiers à eux du soin de s’acquitter pour moi du pénible travail d’élucidation en quoi écrire consiste (…)

Pierre BERGOUNIOUX, Conversations sur l’Isle, p.17

Le dénuement

Écrire: se dénouer, se dénuer (viser au dénuement); non pas se dénuder; ce qui serait se donner en spectacle.

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Écrire à la fois en état de naïveté (qui est l’état de celui qui vient de naître) et en état d’agonie (qui est l’état de celui qui, livrant son dernier combat, n’a plus rien à livrer que l’essentiel).

François DEBLUË, in Conférence n° 32, p. 18 et p.21