Signes et figures de papier

Un vrai livre affecte à quelque degré ce que nous pensons et, donc, ce que nous sommes. Il change, dans une certaine mesure, le monde qui consiste, en partie, dans l’idée qu’on s’en fait, soit qu’il l’orne et l’accroisse, soit qu’il en consomme la ruine. Mais ce désastre, cette perte, si on les surmonte, peuvent être tournés à profit, se muer en richesse et en joie. Nous étions inégaux à ce qu’il y a. Nous vivions de peu. Nous ne savions pas. Nous n’étions point autant qu’il est en nous, qu’il est permis de devenir. Lorsqu’on a contracté l’habitude de chercher son bien non pas seulement auprès des choses tangibles et des êtres de chair, mais parmi les signes et les figures de papier qui les escortent et les prolongent, les exaltent parfois, et parfois aussi, les effacent, on s’expose à vivre doublement et doublement, par suite, à pâtir.

Pierre BERGOUNIOUX, Un peu de bleu dans le paysage, pp. 59-60

Enfant lisant

Aussi loin que je me souvienne, j’ai été cet « enfant lisant », que je retrouve chez Benjamin – comme une reconnaissance, comme un souvenir perdu, …

On reçoit un livre de la bibliothèque scolaire. Distribution d’office dans les petites classes. De temps en temps seulement on ose exprimer un voeu. On voit souvent avec envie des livres désirés aller dans d’autres mains. Finalement on recevait le sien. On était totalement livré pendant une semaine à la vie du texte qui vous enveloppait de façon douce et secrète, dense et incessante, comme des flocons de neige. On y entrait avec une confiance infinie. Silence du livre, silence qui séduisait sans fin. Le contenu du livre n’était pas bien important. Car ces lectures appartiennent à une époque où l’on inventait encore soi-même des histoires au lit.

Walter BENJAMIN, Sens unique, p. 145

et Albert JACQUARD écrit aussi (Mon utopie, p. 13): La lecture est contemporaine de l’origine de celui qui, en moi, se sait être.