Le centre

Si l’artiste véritable paraît distrait, c’est qu’il est concentré: tout entier tourné vers ce centre vers quoi il ne cesse de se diriger, vers ce centre où il parvient à se tenir parfois, mais vers lequel il doit sans cesse faire effort pour retourner parce que ce centre, sans cesse, se dérobe.

François DEBLUË, in Conférence n° 32, p. 20

 

La musique et les arbres

La musique et les arbres écoutent les humains.

Max DORRA, Heidegger, Primo Levi et le sequoia

Erri De Luca rapporte1 ce qu’il a appris de Marina Tsvetaeva : à côté de l’attraction terrestre (la découverte de Newton, la gravitation, …) il y a l’attraction céleste. Il y a des forces qui poussent – aussi – du bas vers le haut. Newton a bien pensé la force qui attire la pomme vers le sol, mais ne dit rien de la force qui a permis à la pomme de se hisser au sommet de l’arbre.

Pour De Luca, la liberté, les grandes migrations, … sont des attractions célestes. Les plus belles figures de ce qui pousse vers le haut : le feu, l’arbre, …

J’avais noté un jour, dans la Mythologie des arbres, de Jacques Brosse:

L’arbre semble le support le plus approprié de toute rêverie cosmique; il est la voie d’une prise de conscience, celle de la vie qui anime l’univers. Devant l’arbre qui conjoint deux infinis opposés, unit deux profondeurs symétriques de sens contraire, l’impénétrable matière souterraine, ténébreuse et l’inaccessible éther lumineux, l’homme se prend à rêver.

Un espace respiré

Décidément, Jean-Christophe BAILLY est passionnant, quel que soit le domaine sur lequel il travaille. Notamment le théâtre, qu’il connaît bien. Je pêche ces quelques lignes dans le petit ouvrage qu’il a consacré à l’adaptation de Phèdre de Racine en hindi, lors d’un séjour indien durant l’hiver 1989-1990 (Phèdre en Inde).

Dans ce livre, je note (p. 83) la différence d’approche entre le geste du metteur en scène européen – qui pose des marques sur le sol de la scène, ce qui est perçu par les Indiens comme une incongruité – et une autre vision – celle qui « se passe de cette géométrie » (perçue comme une désagréable appropriation). J.-C.Bailly la traduit en ces termes: L’énergie virtuelle du plan de sol se confronte à un espace respiré plutôt que dessiné.2

Intéressante remarque, qu’il s’agirait de mettre en œuvre dans le travail théâtral et, par extension, dans la création de l’espace musical dans l’exécution publique.

La courbe chromatique

Au-delà du langage s’impose le silence, mais en tant qu’absolu du langage, selon une courbe chromatique qui va du silence au sonore en se décomposant ainsi, elle aussi « dans un monde sonore »: le silence, l’inaudible, le murmuré, l’audible, le sonore enfin, lui-même décomposé en grave, moyen, aigu. Le silence est par conséquent le bruit de la pensée et son signe le plus sûr, la pensée est une totalité « qui surpasse la totalité énumératrice, additive que fournit la parole ». Mais la parole ainsi conçue, dans ce silence, le longe et le fait fructifier, comme quelque effet de l’Un qui retomberait en pluie: mots, traces, briques, gouttes de lait, beurre fondu du sens. Ainsi agencée, la parole joue et dit l’agencement, propose sa paix et son silence, l’impose comme un exemplum face au désagencé, au démoniaque.

Jean-Christophe BAILLY, Phèdre en Inde

Voilà qui est à creuser: comment mettre en oeuvre cette courbe chromatique dans le travail du lecteur, de l’acteur, du chanteur ? Dans la musique polyphonique. Et surtout arriver à faire consister et à faire comprendre ce silence comme « bruit de la pensée » ou « beurre fondu du sens ». Tout un programme.