L’Homme sans postérité

L’Homme sans postérité (Der Hagestolz) est ce magnifique petit roman de Adalbert STIFTER (1805-1868), que recommande Sebald. Le personnage principal en est ce jeune homme dont la vie d’adulte va commencer par une visite à son oncle, un vieil homme reclus, vivant dans une île quasi inaccessible. Mais comme le titre l’indique, c’est cet homme sans postérité qui est central, dont la vie – prospère – se résume à une solitude effrayante, entièrement refermée sur son passé. La figure du vieil homme couvre de son ombre tout le récit.

Les dernières lignes du roman:

Toujours et toujours le soleil fera descendre sa lumière, toujours le ciel bleu sourira, de millénaire en millénaire, et la terre se revêtira de son ancienne verdure et les générations descendront leur longue chaîne jusqu’au dernier enfant: lui seul est exclu de tout cela, parce que son existence n’a formé nulle image, parce que ses bourgeons ne lui permettent pas de descendre le fil des temps. Même s’il a laissé après lui d’autres traces, celles-ci s’effaceront comme s’efface tout ce qui est terrestre, et quand enfin tout aura disparu dans l’océan des jours, les choses les plus grandes, les plus grandes allégresses, lui disparaîtra d’abord parce que tout en lui sombre déjà tandis qu’il respire, tandis qu’en lui persiste la vie.

L’étonnante éternité

Philippe Jaccottet, dans une lettre adressée à André Dhôtel, le 31 octobre 1984, lui écrit ceci:

J’ai lu votre nouveau livre (Histoire d’un fonctionnaire) avec le même sentiment de bonheur et de connivence que tous les autres: je ne me lasse jamais de vos fables, vous le savez. Il y a page 243 un paragraphe sur la pluie et l’ « étonnante éternité » que je vais recopier pour l’avoir à portée de la main comme d’autres garderaient un rameau béni. (…)

Ce paragraphe étonnant, le voici: c’est la magie de l’écriture de Dhôtel, qui nous ouvre au monde…

Qu’y avait-il qui ne disparaissait pas, qui ne pouvait disparaître ? La présence de la pluie, bien sûr.  Quelle sorte de présence ? Une vague idée de l’éternité à cause de l’inlassable retombée et du bruit multiplié des feuilles sous l’averse, et dans les flaques d’eau ces sons de guitare extrêmement fragiles. Oui ce qui comptait, si éternité il y avait, c’était justement une étonnante fragilité. Ce qui comptait, c’était l’étonnement lui-même, non pas celui de Florent tout abruti, mais bien de la terre, de l’eau des feuilles, de l’aveugle brume partout répandue. Alors si le monde était réduit à l’étonnement, pourquoi n’y aurait-il pas l’étonnante éternité ?

L’allégresse

C’était là précisément le but que se proposait Nigromontan. Sa méthode ne visait point, comme celle des grandes écoles, à la recherche, mais à la trouvaille. Aussi se distinguait-il par cette sorte d’assurance qu’il avait que chacune de nos démarches, fût-elle apparemment la plus vaine, la plus dépourvue d’intention, est riche d’un fruit particulier, comme la noix de son contenu ; et il demandait qu’avant de s’endormir on ouvrît dans sa mémoire le jour comme un coquillage. De tels exercices étaient destinés à montrer que le monde aussi dans son ensemble est composé à la manière d’une image énigmatique, que ses mystères s’étalent librement à sa surface et qu’il n’est besoin que d’une minime adaptation de l’œil pour contempler dans leur plénitude ses trésors et ses miracles. Il citait volontiers la parole d’Hésiode, qui veut que les dieux cachent aux mortels les nourritures, la fécondité du monde étant telle que le travail d’une seule journée suffit pour assurer toute une année de récoltes. Il suffit aussi d’un instant de méditation pour découvrir la clé qui mène à des trésors où l’on pourrait puiser sa vie durant ; et, pour rendre ceci plus sensible, il évoquait les simples inventions dont plus tard chacun dit qu’un enfant les eût trouvées. Volontiers aussi il nous renvoyait à l’imagination : sa fécondité était un symbole de la fécondité du monde, mais les hommes vivaient comme des créatures mourant de soif au-dessus de sources d’une force inépuisable. Un jour il dit aussi que le monde nous était livré comme les vingt-quatre lettres, et qu’il dépendait de notre écriture qu’il crût et devînt image. Mais il fallait être pour cela vrai créateur, et non point scribe. (…)  Comme indices de l’apparition du moment privilégié, il désignait l’étonnement, puis l’allégresse.

Ernst JÜNGER, Le coeur aventureux, p. 141 ss. ‘Les images énigmatiques’, notamment p. 145-146