Le temps des grâces

Le captivant documentaire de Dominique Marchais sur le monde agricole français en ce début du 21e siècle. La rupture de l’après-guerre, la modernisation et l’industrialisation des cultures, la destruction des milieux ancestraux, la disparition des techniques et du savoir-faire immémorial, … Quel espoir, quel avenir, quel nouvel accord entre l’homme et la nature, à travers l’agriculture ?

Avec le témoignage, la belle parole de Pierre Bergounioux, notamment: Extrait

L’éventail de la nature

Dans la vie d’un homme la quantité d’émotions assimilable par lui n’est pas infinie. Beaucoup même arrivent bientôt au bout. Plus grave, l’éventail de ce que tu peux ressentir n’a qu’une ouverture limitée. A grand-peine, avec de grands risques ou avec de la chance ou beaucoup de ruse, tu arriveras un peu plus quelquefois à l’ouvrir, quelque temps. Mais l’éventail de la nature est ainsi fait que, si tu n’y veilles constamment, il rétrécit bientôt sans cesse jusqu’à se fermer.

Henri MICHAUX, Poteaux d’angle, p.45

Ma note: Bien sûr, la pratique artistique accorde au praticien une forme de familiarité avec l’espace des émotions, qui peut apparaître, aux autres, comme un avantage, un don, ou plus simplement une expertise virtuose. Je pense surtout qu’elle maintient ouvert l’éventail, le plus largement et le plus longtemps possible. Ce ne sont ni ruse, ni chance, mais une attention constante, un éveil permanent.

Ma note 2: Ce petit recueil [Poteaux d’angle] est passionnant de bout en bout. A lire.

Ma note 3: Le poteau d’angle, c’est aussi celui de Philippe Jaccottet, dans un très beau texte [Notes nocturnes].

La fracture

Nous vivons exactement sur la ligne de fracture entre le monde de la nature dont nous sommes chassés, ou dont nous nous excluons nous-mêmes, et cet autre monde qui est généré par nos cellules nerveuses. Et donc, il est clair que cette ligne de fracture traverse notre condition physique et psychique. Et c’est probablement à l’endroit où ces plaques tectoniques frottent l’une contre l’autre que résident les sources de douleur… Et je ne pense pas qu’il y ait une quelconque façon d’y échapper… D’ailleurs, en réalité, je n’ai pas très envie d’être tiré d’affaire.

W.G. SEBALD, D’après nature.

J’aime ce moment où Sebald passe du « nous » au « je »; il se passe quelque chose, un « événement » qui nous en apprend sur lui et sur nous-mêmes…

L’hommage au rocher

Pour dominer l’univers naturel, l’homme occidental s’est séparé de lui. Cette attitude héroïque, agressive et conquérante à l’égard de l’environnement est bien illustrée par l’exemple dans l’art des jardins classiques (…) où la nature est soumise, déformée, violée, réduite et taillée de façon à devenir entièrement conforme à une géométrie et un dessin que lui impose l’homme. Dans une telle perspective, rigoureusement anthropocentrique, les formes et les motifs naturels, non façonnés de main d’homme, et dont la complexité mystérieuse ne reflète celle d’aucun cerveau, acquièrent automatiquement quelque chose de menaçant. Leur autonomie hermétique limite et met en question l’empire de l’esprit humain. Les Chinois, eux, avaient renoncé à dominer la nature afin de demeurer en communion avec elle. (…) On pense aussitôt au geste exemplaire de Mi Fu, représentant admirable et typique de l’esthétique chinoise à son point d’apogée (XIe siècle) : Mi, arrivant au poste de l’administration provinciale où il venait d’être nommé, mit ses vêtements de cour, mais au lieu de faire d’abord sa visite de courtoisie au préfet local, il alla présenter ses hommages à un rocher célèbre pour ses formes fantastiques.

Simon LEYS, La forêt en feu, in Essais sur la Chine, p.585-586