Je suis né…

Je suis né dans une rue montante et droite, qui est rue de passage. Je suis né en donnant de la voix, plus fort qu’un autre enfant. C’est le seul souvenir qui soit lié à ce jour. Le récit de ma naissance veut aussi que mon père ait craint une substitution d’enfant dans ces chambres anonymes et que mon identité indiscutable n’ait été rétablie que par la voix un peu rude de ma grand-mère paternelle appelée à la rescousse de cette reconnaissance tardive.

Je n’ai jamais su si ce jour d’octobre avait été beau. La nuit était déjà venue et je suis entré dans un monde nocturne.

Découvrir le monde: l’éveil

Les enfants de dix ans se réveillent et s’aperçoivent qu’ils sont ici-bas, ils découvrent qu’ils y sont depuis un certain temps ; est-ce triste ? Ils se réveillent comme des somnambules en marche ; ils se réveillent comme des gens qu’on a ranimés après une crise cardiaque ou qu’on a sauvés de la noyade, in media res, entourés de personnes et d’objets familiers, capables de faire mille choses. Ils connaissent leur quartier, ils savent lire et écrire, ils maîtrisent quelques bons vieux mystères et pourtant, ils ont l’impression qu’ils viennent juste de débarquer, de converger avec leur propre corps, de sortir d’une transe, de s’insérer dans une vie étrangement familière qui est en branle depuis longtemps.Comme tous les enfants, je me réveillai par bribes, par morceaux, au fil des années. Je me découvris moi-même et je découvris le monde, puis j’oubliai pour redécouvrir à nouveau. Je me réveillai de temps à autre, jusqu’au jour de septembre où mon père descendit le fleuve et où les périodes d’éveil se firent plus longues, où je fus plus souvent éveillée qu’endormie. Je remarquai la progression de l’éveil et prévis avec une logique terrifiante qu’un jour relativement proche, je serais continuellement éveillée, que je ne me rendormirais jamais et ne serais jamais plus libérée de moi-même.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, pp. 24-25

La berceuse magique

Aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfant, j’ai en mémoire une petite mélodie, une berceuse, que me chantait ma mère qui la tenait de ma grand-mère Suzanne Lyon, qui elle-même devait la tenir de sa propre mère, Félicité Claesen, née à Liège en 18611. Cette petite mélodie avait – et garde toujours pour autant qu’on la chante, un pouvoir magique absolu, celui d’alléger les chagrins d’enfant, d’apaiser le rythme respiratoire et d’arrêter ainsi, tout doucement, les hoquets des sanglots. Je n’ai jamais su – pour ne pas les avoir questionnées à temps, d’où venait cette mélodie magique: avait-elle des paroles, une suite, … ? Je n’ai jamais trouvé trace de cette berceuse, personne de mon entourage n’a pu me renseigner. Ce n’est pas que je veuille absolument percer le mystère mais, voilà, si quelqu’un la reconnaissait, je serais heureux qu’il/elle m’en fasse part.

La voici:


Le trou de mémoire originel

C’est par un énorme trou de mémoire que nous entamons notre route, l’enfance proprement dite ne commençant vraiment qu’au-delà, quand la surface d’inscription devient, et dès lors pour toujours, l’espace d’un dépôt continu.

Jean-Christophe BAILLY, Tuiles détachées, p.12