Paul Celan

Depuis de nombreuses années, je lis – par intervalles, parfois très longs -, la poésie de Paul Celan, dans des éditions bilingues, texte allemand et français en « juxta », comme on disait. Dans le deuxième volume de Partages, André Markowicz dit si justement cette impuissance à franchir la barrière de la traduction.

Il y a trois poètes allemands qui m’accompagnent, toute la vie. Hölderlin, Rilke et Celan. Je ne peux en lire aucun. Je ne peux, pour chacun d’eux, que tâtonner autour des ombres que sont les traductions, en essayant de deviner l’immensité – pas deviner l’immensité, parce qu’elle est évidente. Non, deviner les détails, les preuves. Deviner les illuminations que contiennent tous les textes que je lis d’eux. (…)

Je ne comprends que par bribes la façon dont Celan peut casser la langue allemande, mais je comprends que, s’il est possible, lui, c’est qu’il est dans la langue allemande, – devrais-je dire qu’il est, après-guerre, la langue allemande en tant que telle, exsangue, noir-jaune, et fulgurante de toute sa douleur accumulée ?

Herbstzeitlosen – Colchiques

Für uns, denen der Pfosten der Tür verbrannt ist,
an dem die Jahre der Kindheit
Zentimeter für Zentimeter
eingetragen waren.
Die wir keinen Baum
in unseren Garten pflanzten,
um den Stuhl
in seinen wachsenden Schatten zu stellen.
Die wir am Hügel niedersitzen,
als seien wir zu Hirten bestellt
der Wolkenschafe, die auf der blauen
Weide über den Ulmen Dahinziehn.
Für uns, die stets unterwegs sind
– lebenslängliche Reise,
wie zwischen Planeten –
nach einem neueun Beginn.
Für uns
stehen die Herstzeitlosen auf
in den braunen Wiesen des Sommers,
und der Wald füllt sich
mit Brombeeren und Hagebutten –
Damit wir in den Siegel sehen
und es lernen
unser Gesicht zu lesen,
in dem die Ankunft
sich langsam entblößt.

Pour nous, dont le montant de porte est brûlé,
où l’on reportait centimètre
par centimètre
les années de l’enfance.
Qui n’avons pas planté
d’arbre dans notre jardin,
pour poser le fauteuil
dans son ombre grandissante.
Qui nous asseyons sur la colline,
comme si nous étions requis
pour être pâtres des nuées défilant
dans la prairie d’azur au-dessus des ormes.
Pour nous qui toujours sommes en chemin
– voyages de toute une vie
comme d’une planète à l’autre –
vers un recommencement.
C’est pour nous
que se lèvent les colchiques
dans les prés brunis de l’été,
et que la forêt s’emplit
de mûres et de fruits d’églantiers –
Pour que nous regardions dans le miroir
et apprenions
à lire notre visage,
où l’arrivée à venir
se découvre lentement.
Hilde DOMIN

Le temps ajourné

Je découvre ce poème en ouvrant au hasard, le 9 février vers minuit, l’Anthologie bilingue de la poésie allemande (La Pléïade) que je serre précieusement dans ma bibliothèque depuis un an déjà. Il fait nuit noire sur le jardin, la tempête s’est calmée même si la pluie n’a pas cessé de la journée, et je suis frappé par l’éclairage puissant que les quelques mots de Ingeborg Bachmann projettent sur cette journée d’hiver.

Die gestundete Zeit Le temps ajourné
Ingeborg BACHMANN
 

Es kommen härtere Tage Des jours plus durs vont venir.
Die auf Widerruf gestundete Zeit Le temps en ajournement révocable
wird sichtbar am Horizont. est visible à l’horizon.
Bald musst du den Schuh schnüren Bientôt tu devras lacer ta chaussure
und die Hunde zurückjagen in die Marschenhöfe. et repousser les chiens dans les fermes de la Marche.
Denn die Eingeweide der Fische Car les entrailles des poissons
sind kalt geworden im Wind. se sont refroidies dans le vent.
Ärmlich brennt das Licht der Lupinen. La lumière des lupins brûle chichement.
Dein Blick spurt im Nebel: Ton regard tient la trace dans le brouillard:
die auf Widerruf gestundete Zeit le temps en ajournement révocable
wird sichtbar am Horizont. est visible à l’horizon.
   
Drüben versinkt dir die Geliebte im Sand, Ta bien-aimée sur l’autre bord s’enfonce dans le sable,
er steigt um ihr wehendes Haar, il monte autour de ses cheveux mouvants,
er fällt ihr ins Wort, il lui coupe la parole
er befiehlt ihr zu schweigen, il lui ordonne de se taire,
er findet sie sterblich il la trouve mortelle
und willig dem Abschied et non réticente à l’adieu
nach jeder Umarmung. après chaque embrassement.
   
Sieh dich nicht um. Ne regarde pas autour de toi.
Schnür deinen Schuh. Lace ta chaussure.
Jag die Hunde zurück. Chasse les chiens.
Wirf die Fische ins Meer. Jette les poissons à la mer.
Lösch die Lupinen ! Éteins les lupins !
   
Es kommen härtere Tage. Des jours plus durs vont venir.