Les pratiques

Il faut toujours envisager le fait de penser en termes de pratique, penser c’est une pratique. Ce n’est pas une technique qu’on apprend, quand bien même il y a une dimension d’apprentissage. C’est une chose sur laquelle Wittgenstein insiste beaucoup: il faut envisager l’ensemble des activités humaines comme des pratiques. Dans mon travail de théorie politique, je m’intéresse particulièrement aux pratiques artistiques et culturelles car pour la stratégie hégémonique que je prône, c’est une question qui est importante. C’est un point que Gramsci avait mis en lumière: la façon dont nous voyons le monde, ça a à voir avec les livres qu’on lit, le théâtre et le cinéma qu’on voit et, aussi, hélas, les médias. Pour transformer le sens commun, il faut faire en sorte que les individus soient en contact avec des pratiques très diverses afin de pouvoir voir les choses de façon différente. Dans ce domaine, les pratiques artistiques ont un rôle très important. Elles peuvent nous aider à changer notre perception, elles nous permettent de regarder les choses qu’on était habitués à voir d’une certaine façon, d’une autre manière. Elles peuvent contribuer à créer de nouvelles formes de subjectivité et à lutter contre le type de désirs que l’économie néo-libérale s’efforce de nous imposer.

Chantal Mouffe, entretien avec Laure Adler, in L’entretien n°2

L’autre fraternité

Où trouver la fraternité ? Ni dans les partis politiques, ni dans les grandes réunions où l’avenir est voilé par la fumée des cigarettes. Et si la fraternité était ailleurs ? Si on la cherchait dans la réalité qui existe en nous, sans nom, divine, couverte d’une épaisse couche de lieux communs comme des rosiers enveloppés dans la paille pour l’hiver ? Ce qu’il nous faut, ce sont des expéditions, des découvertes, des accords qui – grâce à l’œuvre d’art – ne durent pas plus d’une demi-seconde, comme l’éclair de magnésium dans l’atelier d’un photographe de province. Une fraternité d’une demi-seconde ? Oui, tel est le programme minimum que je vous propose, Mesdames, Messieurs. Il fait naître l’espoir qu’une fraternité limitée dans le temps n’entraînera pas à sa suite une ère de terreur qui durera des années entières. (…).

Adam Zagajewski, dans un petit ouvrage admirable (Solidarité, solitude, 1986).

Les souffles inconnus

Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles déraison, les ignorants hallucination, ce qui s’appelait jadis fureur sacrée, ce qui s’appelle aujourd’hui, selon que c’est l’un ou l’autre versant du rêve, mélancolie ou fantaisie, cet état singulier de l’esprit qui, persistant chez tous les poètes, a maintenu, comme des réalités, des abstractions symboliques, la lyre, la muse, le trépied, sans cesse invoquées ou évoquées, cette ouverture étrange aux souffles inconnus, est nécessaire à la vie profonde de l’art.
L’art respire volontiers l’air irrespirable. Supprimer cela, c’est fermer la communication avec l’infini. La pensée du poète doit être de plain-pied avec l’horizon extra-humain.
(…)
Donc songez, poëtes ; songez, artistes ; songez philosophes ; penseurs, soyez rêveurs. Rêverie, c’est fécondation. L’inhérence du rêve à l’homme explique tout un côté de l’histoire et crée tout un côté de l’art. (…) Seulement n’oubliez pas ceci : il faut que le songeur soit plus fort que le songe. Autrement danger. Tout rêve est une lutte. Le possible n’aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère. Un cerveau peut être rongé par une chimère.

Victor HUGO, Le promontoire du songe

Les qualités poétiques

[Gérard Genette cite Stanley Fish]

Ce n’est pas la présence de qualités poétiques qui impose un certain type d’attention, mais c’est le fait de prêter un certain type d’attention qui conduit à l’émergence de qualités poétiques.

Il ajoute: Ce propos vaut à coup sûr, selon moi, pour toute espèce d’oeuvre d’art, et plus généralement toute espèce d’objet esthétique (objet naturel, comme un arbre, une pierre, un visage, ou artefact humain soustrait à d’autres fins, ou abandonné sans fin aucune), lui-même souvent dépourvu d’intention mais jamais à l’abri d’une éventuelle attention esthétique.

Gérard GENETTE, Apostille, p. 167