Qui porte qui ?

Le premier s’appelait Les Trois Mousquetaires, pas lu, mais écouté par la voix de ma mère pendant les fièvres de la scarlatine. Trois ou quatre mousquetaires se battaient en moi contre l’injustice, qui coïncidait avec la maladie.1
Il est évident que depuis lors les livres se mélangent à la vie, qu’ils signent des jumelages d’occasion. Ils se versent dans l’entonnoir des yeux et se dispersent dans l’environnement de chacun. A la fin de chaque lecture, le lecteur a empesté de soi l’écrivain et l’écriture lue. Thomas Mann et sa Montagne magique auront pour moi la faible lumière et l’odeur de froid de l’autobus de Turin qui me conduisait à l’usine et me ramenait  huit heures après.

Le lecteur entraîne auteur et histoire dans son mauvais temps ou en vacances, il le fait asseoir près de lui, et tout en lisant, il remanie également.

Recevoir d’un livre est une action aussi active que l’écriture.

En tant que lecteur, je sais que c’est à moi d’apporter les dernières finitions à ce que je lis, en l’associant à mon existence. Le livre pour moi n’est pas une œuvre achevée, mais un produit semi-fini. Et pour le finir, le temps de loisir d’un lecteur lui est nécessaire. Le rapport entre eux répond à la question : qui porte qui ? La réponse doit être que le livre porte le lecteur. Dans l’autobus du retour, entre les hommes debout après huit heures passées debout, le livre devait me faire oublier le poids du corps et du temps de travail. (…)

Erri De Luca, Le plus et le moins

Au milieu des livres

Je sais bien qu’il y a dans le vaste monde des choses plus belles que les livres, plus heureuses et plus dignes d’un homme ; et je ne serais pas un homme si je ne désirais pas sortir de cette prison de l’encrier, et de jouir un peu de la vie, moi aussi ; au moins de la fraîcheur de l’air et du souffle de la douce liberté, si tout le reste m’est refusé. Sinon qu’il est inutile de parler de ces choses-là. Vous les aimez tout comme je les aime ; d’un amour sans effet ni qualité propres, qui passe à travers toutes les heures de notre journée et n’en remplit aucune, monotone et assidu, insignifiant comme l’écoulement même du jour. En attendant, chacun doit penser à la part qui lui est échue par le sort ; et puis, au fond, que toutes se valent ; et, du reste, qu’on ne peut faire mieux. Quant à nous, si le destin nous a donnés aux livres, contentons-nous d’eux. Même dans la petite chambre, au milieu des livres, il y a place pour vivre, c’est-à-dire pour aimer et souffrir.

Renato SERRA, Scritti, 1958

Un peu de violence

La merveilleuse finesse de Annie Dillard !

Il ne se passera rien dans ce livre. Il y a simplement un peu de violence çà et là dans le langage, à ces carrefours où l’éternité épingle le temps.

[Voilà qui évoque aussi William Blake: L’éternité est amoureuse des productions du temps.]

Annie Dillard, Pélerinage à Tinker Creek