Exposés

Dans la pratique musicale en général, mais singulièrement dans la pratique vocale collective – l’ensemble vocal tel que je le conçois en particulier – nous sommes tous exposés. Chaque chanteur l’est et le chef de chœur encore un peu plus.  Il faut le savoir, et le respecter.

Je note [en septembre 2012] chez Simon Leys1:

Les grands interprètes s’effacent pour mieux servir l’œuvre qu’ils présentent; mais, paradoxalement, dans la mesure même où ils réussissent à effectuer cette oblitération dans leur interprétation, ils exposent de façon plus subtile et plus complète leur propre sensibilité et leur propre tempérament. Chaque note d’un grand pianiste, chaque trait d’un grand calligraphe deviennent un miroir de l’interprète lui-même – ce que les Chinois appellent « une empreinte de son cœur ».

Dissolution du sens ?

C’est toujours le ténébreux ressac des flots de la musique, plus ancienne que la parole et par cela pré humaine, qui menace – comme la marée descendante, d’emporter le ratio, la pensée qui cherche à s’agripper à la lumière. D’où dans chaque mise en musique d’un texte, la possibilité d’une dissolution nocturne, d’un retour au son pur et vide, la potentialité de l’évacuation du sens (la musique refusant toute paraphrase) – de ce sens dans lequel Adorno situe la spécificité même de l’humain.

George STEINER, Les Logocrates, p.57-58

La perception comme filtre

Je note chez Henri THOMAS  (Les heures lentes, p.54):

(…) la perception est un filtre. Si nous voyions et entendions tout, nous serions anéantis. Des milliards d’étoiles se précipiteraient en nous. Nous les tenons à distance, parce qu’une perception totale nous envahirait totalement.

Je trouve cette idée particulièrement éclairante : nous ne sélectionnons pas les éléments que nous percevons, mais nous filtrons la charge qui nous envahit et qui nous briserait si le filtre n’était pas activé. Il reste alors à adapter les mailles du filet, à jouer avec la sélectivité du filtre ; à prendre le risque d’ouvrir le filtre un peu plus, pour accroître aussi largement que possible notre capacité de perception. Nicolas BOUVIER note qu’un état de fatigue extrême écarte les mailles du filet : Quelquefois, au bout de très longues marches, non pas au but, mais en vue du but, lorsque vous savez que vous l’atteindrez, se produit une sorte d’irruption du monde dans votre mince carcasse, fantastique, dont on ne parvient pas à rendre compte avec les mots. (Routes et déroutes)

On peut aller plus loin: l’expression musicale, l’émotion dite et partagée, voilà bien ce que les mots ne peuvent pas dire. Bouvier note encore : Si le langage dont nous disposons, nous mortels (…), parvenait à rendre compte de la totalité du monde sensible, ce monde disparaîtrait immédiatement.  Ici encore, les limites du dire nous préservent de la disparition. Le chant, qui précède toute parole, nous permet alors de nous rapprocher de l’énonciation du monde, à travers les émotions que la perception du monde fait éclore en nous. De la même façon que notre disponibilité – quand le filtre se distend, nous ouvre au monde un peu plus.

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