Les dissidents

Arte diffusait [le 5 mai 2010] un documentaire de Ruth Zylbermann sur la dissidence en Europe de l’Est, intitulé Dissidents, les artisans de la liberté.

Judith Lyon-Caen commente cette diffusion sur La Vie des Idées 1.

(…) Si la dimension narrative et pédagogique demeure fortement présente (il s’agit d’un documentaire d’histoire coproduit par Arte), l’écriture du film, les entretiens menés avec des acteurs importants de la dissidence polonaise, hongroise et tchèque, le choix et le montage des documents d’archives ouvrent vers un autre questionnement : celui de l’engagement, non seulement comme geste moral et politique, mais aussi comme disposition intime, mouvement intérieur. Qu’est-ce qui fait que, à un moment donné, le présent devient insupportable et que l’on y résiste ? D’où vient ce qu’on appelle le courage ? Comment et pourquoi un individu entre-t-il dans le temps de l’histoire ? (…)

A ce sujet, je notais: ce serait un malentendu de croire que leur témoignage alimente le triomphalisme des sociétés dites libérales, dans leur lutte contre les dictatures communistes. Bien au contraire, ce que les dissidents nous apprennent, ce dont ils témoignent avec une force et une conviction dont nous avons perdu la source, ce sont précisément les ressorts de la lutte toujours engagée, toujours renouvelée, contre les dictatures, et singulièrement contre celles qui, aujourd’hui encore montent en Europe et dans le monde, les dictatures des extrémismes, des nationalismes exacerbés, des replis identitaires, de l’enfermement des classes les plus riches sur leurs revenus, même illicites, au mépris des valeurs de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, au nom desquelles ces dissidents-là se sont battus pendant des années.

Un autre corps

Un autre — si c’est un autre, c’est un autre corps. Je ne le rejoins pas, il reste à distance. Je ne l’observe pas, ce n’est pas un objet. Je ne l’imite pas, ce n’est pas une image. L’autre corps se rejoue dans le mien. Il le traverse, il le mobilise ou il l’agite. Il lui prête ou il lui donne son pas. (…) L’autre, là-bas, proche dans son éloignement, tendu, plié, déplié, déjeté, retentit dans mes jointures. Je ne le perçois proprement ni par les yeux, ni par l’ouïe, ni par le toucher. Je ne perçois pas, je résonne. Me voici courbé de sa courbe, incliné de son angle, lancé de son élan. Sa danse a commencé à ma place. Il ou elle m’a déplacé, m’a presque remplacé.

Jean-Luc Nancy et Mathilde Monnier, Allitérations, p. 139 et ss.

Visions lunaires

Visions lunaires du désert sous la grande aile. Une lune qu’éclairerait un soleil matinal. La terre est ridée, vide, lourde, lourdement innocente, unie. Dès que vient l’eau vient l’homme, le morcellement, le patchwork universel des campagnes. Couleur verte et ocre du partage. Une route file droit dans le damier. Vu d’en haut, l’homme est discret, sympathique: un humble jardinier, une grosse et industrieuse musaraigne qui a fait des trous, des murets, des dessins.

Jean-Christophe Bailly, Phèdre en Inde, p. 72

Je me souviens précisément d’une image semblable, captée – sur le même trajet, à travers le hublot de l’avion qui me ramenait de Katmandou: en survolant l’Asie centrale, au petit matin, les plissages de montagnes désertiques de ce qui devait être l’Iran ou l’Est de la Turquie, pays inconnus pour moi, paysages où je n’avais aucun repère qui, de plus, vus depuis la plus haute altitude, étalaient, sur des centaines de kilomètres, le réseau de leurs vallées asséchées, les nervures de feuilles sèches de leurs plateaux. Je n’aurais rien tiré d’une photographie: l’exiguïté du hublot, la fugacité du point de vue, m’en dissuadaient. Mais j’en garde l’image étonnante.

Langue d’ici

Jacques Derrida2 rapporte comment Adorno appelle à la vigilance – cette veille du veilleur infatigable – contre le narcissisme collectif d’une métaphysique de la langue.

Son plaidoyer devrait être exemplaire aujourd’hui pour tous ceux qui cherchent, dans le monde, mais en particulier dans l’Europe en construction, à définir une autre éthique ou une autre politique, une autre économie, voire une autre écologie de la langue ; comment cultiver la poéticité de l’idiome en général, son chez soi, son oikos, comment sauver la différence linguistique, qu’elle soit régionale ou nationale, comment résister à la fois à l’hégémonie internationale d’une langue de communication (pour Adorno, c’est déjà l’anglo-américain), comment s’opposer à l’utilitarisme instrumental d’une langue purement fonctionnelle et communicative sans pour autant céder au nationalisme, à l’État-nationalisme ou au souverainisme de l’État-nationaliste, sans donner ces vieilles armes rouillées à la réactivité identitaire à toute la vieille idéologie souverainiste, communautariste et différentialiste ?


Une histoire singulière a exacerbé chez moi cette loi universelle : une langue, ça n’appartient pas. Pas naturellement et par essence. D’où les fantasmes de propriété, d’appropriation et d’imposition colonationaliste.

J.Derrida, Apprendre à vivre enfin, p. 39