Une maison de campagne

Vous savez ce que c'est que d'ouvrir une maison de campagne. Vous faites irruption avec votre carton de provisions et votre grand sac de livres. Vous les abandonnez dans un coin et vous vous précipitez vers la fenêtre du côté opposé pour regarder au-dehors. Entrer dans une maison de campagne, c'est comme une naissance, à la différence que nous ne naissons pas avec un grand carton de provisions et un grand sac de livres, à moins qu'on ne considère ces derniers comme des symboles métonymiques de la culture. Ouvrir une maison de vacances, c'est naître dans les conditions suivantes: au moment où l'on pénètre dans la maison, on a tout le temps dont on disposera jamais.

Annie Dillard, Apprendre à parler à une pierre.

En souvenir des maisons de campagne que j'ai occupées avec bonheur dans les quinze dernières années: Saint-Théodard, La Rivière, Le Chaticot.

Fleckerlteppich

En écoutant Ruth Vogel-Klein, lors d’une conférence qu’elle consacre à W.G.Sebald, je note que l’intérêt, le plaisir inouï de la lecture de Sebald se trouvent précisément dans la faille, dans le tremblement qui nous fascine, dans le fait d’être abusé, trompé, d’être séduit par une histoire. Et, comme un enfant, nous sommes pris d’un frisson délicieux, de ce tremblement furtif de l’incertitude: nous nous enfonçons avec bonheur dans une « fiction » parfaite tout en devinant que tout ceci est à la fois (mais comment distinguer le vrai du faux ?) une vérité historique et un conte fabuleux. FleckerlteppichC’est le plaisir de l’enfant à qui on raconte une histoire pour s’endormir – une histoire qui peut d’ailleurs le tenir longtemps merveilleusement éveillé.

Et les adultes que nous sommes devenus sont pris de vertige: tout est vrai ? – Sebald truffe son récit de témoignages en cascade, de photos, de documents, … dont nous soupçonnons pourtant le caractère fabriqué, ce qu’une étude rapide confirmera. Mais je choisis d’en rester à la première croyance, c’est la plus douce.

Le « tissage » effectué par Sebald dans tous ses textes, entre réalité et fiction (ou pseudo-réalité et pseudo-fiction, récit dans le récit dans le récit … à perte de vue), renvoie à sa Bavière natale, où l’on continue de tisser ces « Fleckerlteppich », constitués d’une multitude de chutes de tissus multicolores. Ici encore, le livre est une maison.

La maison, l’enfance, le livre

Les éditions Théodore Balmoral ont publié, durant l’hiver 2003-2004, un très beau volume d’hommage intitulé Compagnies de Pierre Bergounioux. Jean ROUDAUT y signe un article sous le titre Maison de jadis, demeure de toujours. Il y est notamment question de l’enfance de Bergounioux et du rapport à la maison familiale.

L’amour des maisons conduit à celui des livres: le livre est l’accomplissement de la maison; il conserve en lui son souvenir, ses recoins de poussière (…).

J’écoutais [le 12 décembre 2004] une très belle émission qui réunissait les frères Boltanski. Ils y évoquaient leur maison d’enfance; une étrange maison « en ruines » mais lieu magique des rêves, des terreurs, des plaisirs, des illusions, … Sans doute ne suis-je pas en train d’écrire un livre parce que je n’ai pas de maison d’enfance et que ce livre n’a pas (de) lieu. Comment fonder des racines sur l’absence d’un lieu originel ? Le seul que je me reconnaisse est une maison de bois, dans la banlieue de Stockholm, où j’ai connu les années les plus heureuses de l’enfance. Mais pour un temps si court !

Un peu plus loin, dans le même article, J.Roudaut poursuit:

L’enfance, ce n’est pas une période particulière dans la vie d’un homme, c’est le nom que l’adulte donne à l’île submergée où il croit avoir enfoui son secret. Dans la terre d’enfance, on a caché la mort. Le livre la révèle, sans terreur. On écrit des livres parce qu’on espère en faire des demeures pour autrui.

Il faudrait évoquer ici aussi Christian Bobin ou Charles Juliet, ou encore Jean Follain. J’y reviendrai.

Allez aussi à l’article: Le livre est une maison.

Le livre est une maison

Dans une émission récente – le 6 mai 2010, Geneviève Brisac présentait son dernier livre, Une année avec mon père. Elle a eu cette réflexion: le livre est comme une maison. Et ce n’était pas, dans son propos, simple métaphore. Elle évoquait directement le signe du V inversé, l’image du livre qu’on dépose, et qui figure – au sens propre – un toit. Comme le signe chinois.

J’ai trouvé la coïncidence assez belle: Mahmoud Darwich rappelle1 que le même mot arabe (bayt) désigne la maison et le vers du poème. Il est aussi intéressant de noter que la parenté – étymologique et symbolique, est attestée entre le tissu, le tressage et la maison. Le texte est, à proprement parler, un tissage, et donc – depuis des temps très anciens, apparenté à l’abri des hommes, la réservation physique de l’espace 2, l’enclos, le toit, la maison.

Il y aurait beaucoup à dire, ensuite, sur le livre-maison, le livre-cocon, celui qu’on réserve au compagnonnage nocturne, celui qui couvre le visage endormi, comme le couvercle des rêves… Et le livre, encore, comme tissage, entrelacs patient, élaboration de soi…