Se rencontrer

Se détacher de l’origine, apprivoiser et accueillir le vide de la séparation, permet le lien imaginaire avec un autre rencontrable. Celui qui reste fantasmatiquement fixé à l’origine, ne lâchant pas prise sur elle, ne peut accueillir ce qui arrive, être disponible, ouvert à l’inconnu en acceptant la part d’incertitude.

Elisabeth GODFRID, Des inventeurs pour une coexistence


On peut toujours se séparer. Le plus dur, c’est de se rencontrer.

Dans le très beau film Once we were stranger.


L’homme n’existe, ne se constitue, ne grandit, ne s’épanouit qu’à l’aide d’autres hommes. Le mystère de la relation dépasse de beaucoup le mystère de l’être.

Jean ZIEGLER, Retournez les fusils ! p. 12

La minute précaire

– Au fait, comment cela s’appelle-t-il quand deux êtres se rencontrent, qu’aussitôt leurs paroles s’entendent à demi-mot, leurs pensées et leurs goûts s’accordent à mi-chemin, et qu’entre eux semble passer un intense courant de sympathie, minute heureuse, mais précaire et suspendue, un peu « hors sol », peut-être illusoire, et bientôt enfuie ?
– Cela porte un très beau nom, dirait sans doute le Mendiant d’ Électre: cela s’appelle un déjeuner de soleil.

Gérard GENETTE, Apostille

Exultation

Et tous ces visages… Je n’entends plus rien, ne vois qu’eux, et dans la brutale alacrité de la jouissance qui m’emplit, je les bois avec une voracité goulue. Je les bois et les dévore, les savoure, me les incorpore, les fixe en moi à jamais. Car à ma grande surprise, j’ai pu vérifier qu’un visage que j’ai scruté avec ferveur pendant quelques secondes, je ne l’oublie plus. Dix, quinze, vingt ans plus tard, si je le revois, et serait-ce en un tout autre lieu et dans les circonstances les plus différentes, je sais immédiatement où et quand il s’est gravé en moi. Visages et regards – visages et regards – sans doute ma plus violente passion. Des milliers d’heures dans les rues, les cafés, les gares, sur les places, à les épier, les interroger, tenter de percer leur mystère, à me nourrir de tout ce que je leur dérobe, à les déposer en moi là où la vie tressaille, là où ils vont émouvoir ma part la plus avide, le plus ardente, me muer en une seule exultation.

Charles JULIET, Vers la rencontre, Les Cahiers des Brisants, 1980.

La lectrice

Un lundi matin, à Lucca, en Toscane. La ville que je traverse, tôt le matin, déjà vivante mais encore vacante. Et puis la colline, abrupte, où sont les vignes, les oliveraies.

Enfin le retour, de nuit déjà, fatigué, épuisé par cette longue journée. Je suis à l’aéroport de Pise, j’attends l’annonce du vol, plongé dans la lecture de P.Bergounioux, Le premier mot, ce magnifique récit de l’origine du dire et de l’écrire. Soudain, je lève les yeux et le profil très doux mais presque inquisiteur d’une jeune fille vient se ficher dans mon champ de vision, avec ce qui pourrait ressembler à une certaine insistance, une manifestation volontaire. Elle a pour moi, subitement, une présence très forte. Elle est occupée à lire, complètement absorbée. Et elle lira, pendant tout le voyage, des choses sérieuses – de la psycho, de la philosophie.

J’ai noté ce jour-là qu’il y a des reconnaissances possibles entre des êtres qui partagent la même passion de connaître. Mais souvent les circonstances sont si peu propices et si étrangères à ce qui fait sans doute la richesse du monde intérieur qui nous habite et à ce qui ferait la magie d’une rencontre, qu’elles n’en offrent presque pas l’éventualité, sans risquer de les ramener à quelque chose de bien ordinaire. Ce que le mystère que je perçois n’autorise pas.
[30 octobre 2002]