La littérature selon Bergounioux

À côté de la sphère du sens commun, du commentaire hâtif, approximatif dont la lueur incertaine guide nos pas sur le chemin de chaque jour, il existe des versions approchées, amples, inouïes, étincelantes de notre expérience, celles que la littérature, et elle seule, est susceptible d’en donner. C’est là, et nulle part ailleurs, que nous pouvons découvrir le sens de l’affaire à laquelle nous nous trouvons mêlés et qui tend à nous échapper parce que nous n’avons pas la force ou simplement le temps. Qui n’a pas accès aujourd’hui à la littérature est, à son insu, frappé d’infirmité, cette part de lui-même qui a nom discernement, liberté, enfouie aux oubliettes, absentée. Le papier, lire, étudier ne sont pas des fins en soi mais des moyens, l’équivalent, dans l’ordre qui est le nôtre, de la griffe du chat, des ailes de l’oiseau. Nous sommes des êtres de langage à qui se pose d’entrée de jeu et jusqu’au bout la question de leur sens.

Pierre BERGOUNIOUX,  » Comme des petits poissons « , in La littérature dès l’alphabet, ouvrage collectif dirigé par Henriette Zoughebi. Éditions Gallimard  » Jeunesse « 

Nezâmi

Goethe évoque le poète persan dans ces vers magnifiques:

O Nisami ! – doch am Ende
Hast den rechten Weg gefunden;
Unauflösiches, wer löst es ?
Liebende sich wieder findend.

Ô Nezami – en fin de piste
As-tu trouvé la bonne voie;
L’irrésolu, qui le résout ?
Les amants qui se trouvent.

Goethe, West-östlicher Divan

J’aime beaucoup cet « irrésolu », c’est très beau. Nezâmî de Gandjeh est un merveilleux conteur, un des plus grands poètes persans.

Ce chantre en langue persane d’une vallée de l’Azerbaïdjan fut le plus grand poète narratif de l’Islam de son temps (…) Les récits de Nezâmî sont la quintessence des Mille et Une Nuits: ils constituent le cycle narratif historiquement reconnu, en Islam d’Orient du XIIe au XVIIe siècle, comme le véritable chef-d’oeuvre de ce genre particulier – pour le style, pour l’intention, pour le sens surtout.

(extrait de la Préface de M.Barry à sa monumentale traduction du Pavillon des Sept Princesses, Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, 2000).

Il faut s’armer de longue patience et de persévérance pour entrer dans ces récits – 470 pages, mais l’étude qui les complète, sur le poète, sur l’épopée et ses gloses, est passionnante.

Ecarter de soi …

Pour saluer la réédition des Poésies de Jean de la Croix:

Aparta de ti las cosas que no son tuyas

(écarte de toi les choses qui ne sont pas à toi)

 Dans Les dits de lumière et d’amour.

Apartar : paradoxalement, c’est l’acte poétique par excellence. Se dénuer dans l’émerveillement, se détacher dans l’approche. Sons inaudibles sous les feuilles, qui n’ont jamais eu d’accordeur.  Regarder le monde comme si rien, jamais, n’avait été écrit. [sur le site de Remue.net]

Ce vers de Jean de la Croix évoque pour moi cette ligne de Christian Bobin, qui dit la même chose. C’est la même idée, dans toute sa brièveté, qu’il complète ici. On est bien dans ce qui fonde le geste du lâcher-prise, ce geste d’écart, qui n’est ni passivité ni abandon, mais accueil. Et qui ouvre tous les possibles.

 M’éloigner assez de moi pour qu’enfin quelque chose m’arrive.

C. BOBIN, Autoportrait au radiateur, p. 64

L’artiste, le créateur, le spectateur

Pour être un artiste, il faut le talent, la chance, le travail. Mais c’est le spectateur qui fait l’art.

A l’occasion du Forum Culture Lille 2004 (La culture, une exigence collective, Lille le 16 décembre 2004), Jean-Pierre Vincent, comédien et metteur en scène, apportait cette précision: si le spectateur ne fait pas l’art, s’il n’est pas créatif, il est déçu. Il faut donc faire en sorte de laisser cette porte ouverte, pour que le spectateur soit un créateur.

J’ajoute que, dans la musique notamment, mais dans d’autres formes d’expression artistique, l’émotion est le vecteur majeur de cette possibilité.

J.P.Vincent ajoutait: il est important de ne pas faire de pédagogie. C’est l’art lui-même qui est pédagogue, et s’il apprend à comprendre, à se représenter le monde, c’est parce qu’il est un regard d’ailleurs, une folie, … Il faut qu’il reste cet ailleurs.

Nabil El Haggar, vice-président de l’USTL, poursuivait: la culture est une façon de comprendre le monde. Il y a beaucoup de gens qui veulent transformer le monde, mais peu qui font la démarche de le comprendre.

L’exercice de la culture est lié à l’exercice de la démocratie. La volonté de comprendre, de construire une représentation du monde, plurielle, venue d’ailleurs, en mouvement, est un préalable à tout exercice de transformation du monde (c’est mon commentaire).