La drôlesse

En 1979, j'ai vu - sur l'écran d'une minuscule télévision Sony en noir et blanc, le film de Jacques Doillon, La drôlesse. J'étais chez mes parents, à Profondeville, quelques semaines avant de partir à Zagreb pour une année d'études. J'ai le souvenir précis de l'émotion qui m'a saisi ce soir-là. Le film était diffusé en toute fin de soirée, la maison était endormie, j'étais seul et je découvrais Doillon dont je ne savais rien. Et je suis resté plus seul encore dans la nuit et bouleversé par la dernière scène du film: On dirait que je suis morte.

Vingt-cinq années plus tard, je tombe sur l'édition du coffret de DVDs consacré aux films de l'enfance: La drôlesse, Ponette, Un sac de billes, La vie de famille (MK2, 2004). Je retrouve La drôlesse. Et l'immense émotion que ce film avait soulevée en moi. Soudain plus forte encore en voyant, dans les bonus du DVD, l'interview de Dominique Besnehard, qui à l'époque - avant de jouer le rôle de l'instituteur - avait été chargé de trouver les interprètes du film. Il raconte la découverte de "Mado", la jeune "drôlesse" , dans une école de village. Il parle de sa famille, de son histoire et puis - à ma grande stupéfaction - de sa mort. Et c'est le choc, de découvrir tout à coup que la réalité a rejoint la fiction: Mado est partie, dans la réalité, comme elle voulait le faire tendrement croire dans l'histoire. Mais elle n'a pas fait "comme si". Elle est morte pour de vrai, bêtement, par manque de soins, d'une leucémie foudroyante. Son absence signe une perte irrémédiable.

Le Journal de Georges Séféris

Je me replonge dans la deuxième partie (publiée la première) du Journal (1945-1951). Je suis frappé, tout au long de ces pages, par l’amertume du poète dans ce monde de l’après-guerre: l’écrivain n’y a pas sa place, elle ne lui est pas reconnue. Séféris écrit (1er mars 1950): La terrible guerre que fait le monde entier pour que le poète n’existe pas. Tout est dit, sa terrible frustration face à l’incompréhension, l’inculture, le conformisme de ce pays – la Grèce – bousculé par la guerre et les luttes fratricides.

Le Journal fait aussi une large part à son séjour en Turquie – lui qui est un homme de la Méditerranée, il ne supporte pas Ankara, physiquement. Il ira jusqu’à Smyrne, à Scala, à Ephèse, pour revoir les lieux de son enfance, dans un voyage mémoriel halluciné. Il y a là quelques pages étranges, peuplées de souvenirs et de fantômes, qui font du Journal comme le récit d’un rêve.

Séféris lance aussi, au long des pages, comme des sortes de haïkus.

Je note le miracle de ces quelques mots (30 octobre 1950):

Pourtant se plient
sous le pas de Dieu
les cyclamens.

Le rire de Marcel Detienne

Marcel DETIENNE est un anthropologue « comparatiste». Né à Liège (un compatriote !) en 1935, élève étranger à l’Ecole normale supérieure, il a fait une grande partie de sa carrière aux Etats-Unis comme professor of classics de la prestigieuse université Johns-Hopkins à Baltimore. Il est un des grands spécialistes de la Grèce antique, qu’il étudie pour la comparer aux autres cultures et civilisations.

Je lis notamment de petits ouvrages dans lesquels il analyse – avec quelle liberté et quelle vivacité d’esprit ! – ce qu’on peut entendre par « identité », ce qu’il appelle les « mythidéologies » dont les plus anciennes remontent à cette antiquité qu’il connaît bien. Je recommande notamment deux titres, qui oxygènent radicalement l’esprit, dans ces temps troublés de quête pathologique d’une identité illusoire: Comment être autochtone (du pur Athénien au Français racinien) (Seuil) et un tout simple Où est le mystère de l’identité nationale ? (éditions Panama).

En novembre 2009, il est interrogé par Sylvain Bourmeau, pour le site de Mediapart. C’est un entretien roboratif, parfaitement réjouissant, intitulé L’identité nationale, c’est l’hypertrophie du moi. L’entretien est d’autant plus réjouissant qu’on y entend Marcel Detienne régulièrement secoué par un rire contagieux. D’aucuns – dans les commentaires notamment – s’en sont émus: le sujet est trop grave, il n’y a pas de quoi rire ! Mais j’adore ce rire impertinent, le rire étonnant du philosophe ! Toute la candeur d’une intelligence acérée est là, quand elle évite de se prendre au sérieux.

Le livre est une maison

Dans une émission récente – le 6 mai 2010, Geneviève Brisac présentait son dernier livre, Une année avec mon père. Elle a eu cette réflexion: le livre est comme une maison. Et ce n’était pas, dans son propos, simple métaphore. Elle évoquait directement le signe du V inversé, l’image du livre qu’on dépose, et qui figure – au sens propre – un toit. Comme le signe chinois.

J’ai trouvé la coïncidence assez belle: Mahmoud Darwich rappelle1 que le même mot arabe (bayt) désigne la maison et le vers du poème. Il est aussi intéressant de noter que la parenté – étymologique et symbolique, est attestée entre le tissu, le tressage et la maison. Le texte est, à proprement parler, un tissage, et donc – depuis des temps très anciens, apparenté à l’abri des hommes, la réservation physique de l’espace 2, l’enclos, le toit, la maison.

Il y aurait beaucoup à dire, ensuite, sur le livre-maison, le livre-cocon, celui qu’on réserve au compagnonnage nocturne, celui qui couvre le visage endormi, comme le couvercle des rêves… Et le livre, encore, comme tissage, entrelacs patient, élaboration de soi…