Il faut abdiquer l’intelligence

Qu’un homme, qu’un acteur aussi fin que Fabrice Lucchini rapporte ainsi la règle d’un de ses maîtres, Louis Jouvet, aurait de quoi nous étonner. Pourtant, tout est juste dans ces citations, de Jouvet, de Bouquet, mêlées au fil de l’entretien entre Lucchini et Laure Adler (France Inter 10 octobre 2007), au point où l’on finit par ne plus savoir exactement lequel des deux il est en train de citer…

Je prends des notes.

Jouvet.
Sur le souffle:  Épuisez la phrase (au sens physique du terme). Pour être comédien, il faut abdiquer l’intelligence. Ton intelligence est superflue. Il faut vivre la passion de l’acteur.

Bouquet.
C’est l’auteur qui joue la comédie. Et l’auteur ne peut pas venir la jouer sur le théâtre ! Mais c’est lui qui est en cause, c’est lui qui est l’intérêt du théâtre. L’acteur ne sert que d’intermédiaire entre la parole de l’auteur, son sentiment des choses, sa manière de voir le monde, le caractère universel de sa pensée, etc, … véhiculés par l’acteur qui les transmet, lui, au public. L’intérêt réel de l’acteur n’est pas de montrer ce qu’il en pense. C’est bien l’auteur qui joue à travers l’acteur.

Jouvet.
Le comédien s’élève, par une lente insinuation, à l’altitude du personnage dont il a la responsabilité mais qu’il n’a pas à incarner. Tu n’as pas à marcher, tu dois te mettre dans les pas, tu dois chercher dans ton travail les pas tels qu’ils ont été faits. C’est une force en mouvement.

L’adresse

Où il est question de l’adresse :  à qui s’adresse mon cri ? à qui s’adresse ce geste de création, ce foisonnement de l’écriture, ce mouvement, ce pas de danse, cet élan du corps, cet envol de la voix, cette poussée du souffle ?

L’homme qui s’écrit/s’écrie: l’homophonie n’est pas neutre. Et le cri, c’est bien plus que l’adresse à un public. Maurice CHAPPAZ écrit quelque part (A-Dieu-vat, p. 179), que l’homme qui écrit appelle sa mère aussi.

Il est curieux de noter que plusieurs auteurs, aussi différents que Chappaz, Vonnegut ou Lu Xun, pressentent une adresse similaire: celle qui va au public d’une seule personne.

Je soupçonne que toute création qui possède une unité vraie et une harmonie bien à elle est le fait d’un artiste ou d’un inventeur qui a dans sa tête une personne bien précise qui lui sert de public.

Kurt VONNEGUT, Le cri de l’engoulevent, p.24

La création, même quand elle n’est qu’un épanchement du coeur, souhaite se trouver une audience. La création est sociale par définition même. Mais elle peut fort bien se contenter d’un seul lecteur : un vieil ami, une amante. (LU XUN, cité par Simon LEYS, in Écrits sur la Chine, p. 715)

Le boum & le hey

Cynthia Loemij, danseuse de la Compagnie Rosas, expliquait que le geste qui fonde le travail de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker est simple et s’illustre en deux interjections : le « boum » et le « hey ».

Le « boum » marque la battue, le point d’impact, le rapport au sol, à la terre, mais aussi à la mort, au « lâcher-prise ».
Le  « hey » est le cri de l’envol, de la posture aérienne, et symboliquement le mouvement de la vie.

Ces deux interjections ne s’illustrent pourtant pas dans un geste, mais s’expriment dans le souffle. Il y a là une belle analogie avec le travail du chanteur : dans le chant, le mouvement d’expiration – qui est celui de la profération, de la mélodie, du cri, … est un geste actif, tandis que le moment de l’inspiration correspond à la détente, à l’ouverture, il doit être le moment parfait du relâchement et de l’inactivité. Et non l’inverse. Le « boum » est donc inspiration, détente du ventre, du visage, reprise d’élasticité et retour vers le sol, ce qui est « en bas » ;  le « hey » est lié à l’expiration active, c’est le chant qui s’élève, le dessin aérien par excellence.

La pensée comme chorégraphie

Il est intéressant d’étudier les rapports entre mouvement et pensée.

La capacité réflexive, la pensée, sont liées à un mouvement d’arrêt, de retour sur soi, de repli vers soi, qui n’est pas compatible avec le fait d’aller toujours de l’avant. Dans la musique vocale – et notoirement dans le travail de la technique vocale, le double mouvement, complémentaire, contraire, en avant et en arrière, est important. La pensée comme la pratique artistique sont métaphoriquement de la chorégraphie.