Le seul non-objet identifiable

Seul objet non chosifiable, toujours dérobé au nom de ce qui le désigne, jamais convaincu d’appartenir au monde: le visage, ultime grâce du regard autrement énucléé dans la lumière tronquée du jour; là, encore du visible se défend de n’être qu’imagerie, présence défunte dans l’une fois pour toutes. Le visage, seul non-objet d’être trop objet de nous-même, est l’unique lieu où l’univers vacille, où l’oeil s’engouffre au lieu de s’aheurter. Devant lui, le sens fait face à son revers: il se révulse de devoir se reconnaître dans le vide qui l’appelle, le vide qui le nomme à son tour. Il y a un abîme derrière la façade. Elle suinte d’une profonde haleine et laisse par ses failles siffler les vents de nul lieu. Un abîme où l’oeil reconduit sa spirale, privé des communes étrangetés du monde. Le mystère est bien là, dans le revers de l’autre. Ni dehors, ni dedans, cet objet se décrédite d’être face au monde et pile au vide, entre cornée et nerf optique. Comment faire de cette « chose » posée sur une béance une apparence à part entière ? Il faudrait pour cela la vider de son vide et retourner comme un gant l’univers par le dedans du crâne.

(…)

Le grand scandale de la multiplicité humaine est l’impossibilité où elle nous laisse de la visiter toute amoureusement, face après face, monde après monde, pendant l’éternité de son mystère.

Hubert HADDAD, Du visage et autres abîmes

Qu’est-ce qui est « résolu » ?

[Ce petit texte de Walter BENJAMIN fait écho en moi à … « l’irrésolu, qui le résout ?  » de Goethe, dans son hommage à Nezâmi . Benjamin répond à la question, d’autre façon. Le mystère, l’incertitude, demeurent].

Qu’est-ce qui est « résolu » ? Toutes les interrogations de la vie déjà vécue ne demeurent-elles pas derrière nous, comme une coupe de forêt qui nous bouchait la vue ? La défricher, ou ne serait-ce que l’éclaircir, nous y songeons à peine. Nous continuons à avancer, nous la laissons derrière nous, et, vue de loin, le regard peut certes l’embrasser, mais elle reste indistincte, incertaine et dans une confusion d’autant plus énigmatique.

Sens unique, p. 118

Les écluses de l’inachevé

Jean SUR explique quelque part que le pouvoir – qu’il appelle cette crispation prétentieuse et puérile du moi n’est, précisément, rien. Il faut donc abandonner le pouvoir, la crispation, pour la liberté du lâcher prise et de la confiance. Le pouvoir empêche l’accès au monde et l’accès à soi-même. Il parle de rouvrir les écluses de l’inachevé et du mystère. Au-delà de la formule, un programme ! qui est magnifique.

Dans la répétition

Toujours on parle de l’attrait de « l’inconnu », et ce produit continue à se vendre fort bien. Mais c’est pour les paresseux ça : l’inconnu. On ne dit pas comme dans la répétition, le mystère grandit. La femme à laquelle vous êtes retourné dix mille fois : voyez comme elle s’enténèbre et se multiplie. Le bosquet qui vous plaisait tant est devenu forêt domaniale, où il faut semer des cailloux blancs pour ne pas se perdre. Pour moi elle s’est tellement étendue que même au sommet de ma voix je ne parviens presque plus à m’y faire entendre. Chaque matin il y a de nouvelles lieues à parcourir sur ce seul visage, et des provinces entières dont je ne sais encore rien.

Nicolas BOUVIER, Le vide et le plein, p. 182