Faire danser les mots

La plus juste parole n’est surtout pas celle qui prétend « dire toujours la vérité ». Il ne s’agit même pas de la « mi-dire », cette vérité, en se réglant théoriquement sur le manque structurel dont les mots, par la force des choses, sont marqués. Il s’agit de l’accentuer. De l’éclairer – fugitivement, lacunairement – par instants de risque, décisions sur fond d’indécisions. de lui donner de l’air et du geste. Puis, de laisser sa place nécessaire à l’ombre qui se referme, au fond qui se retourne, à l’indécision qui est encore une décision de l’air. C’est donc une question, une pratique de rythme: souffle, geste, musicalité. C’est donc une respiration. Accentuer les mots pour faire danser les manques et leur donner puissance, consistance de milieu en mouvement. Accentuer les manques pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de corps en mouvement.

Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre, p.9

Les arbres qui dansent

Il existe des arbres qui marchent ou des plantes qui n’ont qu’une feuille. J’évoque aussi une plante qui danse : la Codariocalyx motorius. Je l’ai observée dans un jardin botanique chinois, près de la frontière avec le Laos. Dès qu’il y a des sons, les folioles latérales de chaque feuille bougent. J’ai rapporté des graines au jardin botanique de Saint-Jean-Cap-Ferrat. Au départ, l’équipe scientifique du jardin était plutôt sceptique sur cette capacité de la plante à danser et pensait que ses mouvements étaient dus aux courants d’air engendrés par le souffle de la voix ou le battement des mains. Mais ils ont pu constater que la plante dansait au son d’un poste de radio. C’est encore un mystère, on ne sait pas pourquoi cette plante bouge. Son mouvement implique la présence de capteurs sonores, ce qui est très surprenant pour une plante. Depuis, j’ai pu constater que cette plante avait besoin d’entraînement, il faut la faire danser très tôt et entretenir cette faculté régulièrement en lui donnant des sons ou même de la musique.

Francis Hallé. Dans un entretien paru le 29 décembre 2016 (Libération), à l’occasion de la publication de son Atlas de botanique poétique (Arthaud).

Improvisation

En travaillant avec Martha Rodezno.

Elle nous rappelle « la main » de l’improvisation, à entendre comme les 5 doigts [5 éléments, à nouveau ?] de cette main:

  • le mouvement
  • la respiration
  • le son
  • l’imagination
  • la communication

Tout marche ensemble, et rien n’a lieu véritablement s’il manque un des cinq. C’est l’improvisation du danseur, du chanteur, du musicien, …

Elle utilise cette image intéressante: il ne suffit pas de mettre les ingrédients dans la marmite, il faut aussi du feu sous la marmite, pour que « ça prenne ». En d’autres termes, il est indispensable de générer une action, de donner de l’énergie pour que quelque chose se passe. Le lâcher-prise, oui, mais pas au détriment de l’engagement énergétique, de l’investissement dans l’action. Et cet engagement est corporel, physique. Si l’improvisation a besoin d’une forme de lâcher-prise (ou comment oser …), il ne fonctionne pas dans la pure écoute passive, mais dans cette « réciprocité actuante » où chaque danseur, acteur, musicien improvisateur est actif, à un niveau d’énergie suffisant pour être présent à soi et présent à l’autre.

Et la qualité du rapport à soi, authentiquement – mais comment l’évaluer, comme la mesurer ? – c’est surtout l’engagement, le choix délibéré de ne pas priver l’autre de soi-même.

Inventer de nouveaux récits

Par analogie avec le travail des chercheurs et des philosophes (voir à ce sujet le très riche ouvrage dirigé par Emilie Hache, De l’univers clos au monde infini), je note que les artistes sont dans la nécessité d’inventer aujourd’hui de nouveaux récits. C’est aussi la découverte que j’ai renouvelée récemment en travaillant avec Th.Heynderickx et Martha Rodezno.

Les mots d’Emilie Hache font sens pour un musicien, pour un danseur:

Quels mythes font aujourd’hui tenir le monde face à la possibilité de son démembrement ? (…) Il faut renouveler nos modes de perception, notre sensibilité; pouvoir répondre à ce qui est en train de nous arriver.

Le récit, comme puissance d’affecter et de transformer. [je souligne]
Les récits nous font littéralement tenir debout.

(…) il importe de dramatiser ce changement d’une façon qui tienne compte du passé, c’est-à-dire des situations existantes de destruction et de perte… [par analogie encore, le bouleversement de la dramatisation fondée sur notre imaginaire et sur les impulsions du corps en mouvement].

(…) il faut multiplier les zones de contact avec d’autres manières de sentir et de penser. [précisément, dans la pratique artistique, ce n’est pas métaphorique. Le fait que ce ne le soit pas, est essentiel]

(…) ce qui se fait défie toute appropriation.