Prendre conscience de l’obscurité

Valeria Luiselli a écrit le très beau Lost Children Archive, traduit en français par Nicolas Richard sous le titre Archives des enfants perdus (Éditions de l’Olivier, 2019). J’y trouve, page 88, cette intuition de ce que peut représenter la lecture, de ce qu’elle a représenté et représente encore souvent pour moi.

(…) quand j’ai lu Sontag pour la première fois, tout comme la première fois que j’ai lu Hannah Arendt, Emily Dickinson et Pascal, je n’ai cessé d’avoir des ravissements soudains, subtils, voire microchimiques – de petites lumières clignotant en profondeur à l’intérieur du tissu cérébral – que certaines personnes éprouvent quand elles retrouvent finalement les mots pour désigner un sentiment très simple et pourtant jusqu’alors tout à fait indescriptible. Lorsque les mots de quelqu’un d’autre pénètrent comme cela dans votre conscience, ils deviennent de petites balises conceptuelles. Ils n’illuminent pas nécessairement. Une allumette craquée dans un couloir sombre, l’extrémité d’une cigarette fumée au lit à minuit, les braises d’un feu à l’agonie dans la cheminée: rien de tout cela n’a en soi suffisamment de lumière pour révéler quoi que ce soit. Les mots de quiconque non plus. Mais parfois, une lueur peut vous faire prendre conscience de l’obscurité, de l’espace inconnu qui l’entoure, de l’énorme ignorance qui enveloppe tout ce que nous croyons savoir. Et le fait d’en prendre conscience, et le fait de reconnaître la présence de l’obscurité importe davantage que toute la connaissance factuelle que nous pouvons accumuler.

Qui porte qui ?

Le premier s’appelait Les Trois Mousquetaires, pas lu, mais écouté par la voix de ma mère pendant les fièvres de la scarlatine. Trois ou quatre mousquetaires se battaient en moi contre l’injustice, qui coïncidait avec la maladie.1
Il est évident que depuis lors les livres se mélangent à la vie, qu’ils signent des jumelages d’occasion. Ils se versent dans l’entonnoir des yeux et se dispersent dans l’environnement de chacun. A la fin de chaque lecture, le lecteur a empesté de soi l’écrivain et l’écriture lue. Thomas Mann et sa Montagne magique auront pour moi la faible lumière et l’odeur de froid de l’autobus de Turin qui me conduisait à l’usine et me ramenait  huit heures après.

Le lecteur entraîne auteur et histoire dans son mauvais temps ou en vacances, il le fait asseoir près de lui, et tout en lisant, il remanie également.

Recevoir d’un livre est une action aussi active que l’écriture.

En tant que lecteur, je sais que c’est à moi d’apporter les dernières finitions à ce que je lis, en l’associant à mon existence. Le livre pour moi n’est pas une œuvre achevée, mais un produit semi-fini. Et pour le finir, le temps de loisir d’un lecteur lui est nécessaire. Le rapport entre eux répond à la question : qui porte qui ? La réponse doit être que le livre porte le lecteur. Dans l’autobus du retour, entre les hommes debout après huit heures passées debout, le livre devait me faire oublier le poids du corps et du temps de travail. (…)

Erri De Luca, Le plus et le moins

Les livres, le réel

Je me mis à lire à en perdre la tête. Je commençai par disparaître du monde connu dans l’abîme passif de la lecture ; mais bientôt, je me découvris une passion pour les choses dont parlaient les livres, ou qui les entouraient, car elles me tiraient de ma stupeur. C’est de la plus proche bibliothèque que j’appris toutes les choses surprenantes, dont quelques-unes, mais assez peu, provenaient en fait des livres eux-mêmes.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, p. 119

De l’air entre les mots

Lis grand-mère ! Lis pour moi !

Lire ! dit-elle. Tu es un grand garçon. Tu peux lire toi-même.

Je n’ai pas assez d’air, dis-je. Sans air, on ne peut pas lire. Il faut de l’air entre les mots, et même entre les lettres. Et les signes de ponctuation exigent d’énormes quantités d’air frais.

Je peux peut-être ouvrir la fenêtre ? dit grand-mère.

Ça ne servirait à rien, dis-je. L’air venu de l’infini là, du dehors, est le même que celui d’ici, dans la chambre.

Torgny Lindgren, Souvenirs, pp. 77-78