Le regard-plume

Je termine 1797. Pour une histoire météore de Anouchka Vasak. Un objet délectable, aux éditions Anamosa – dont on ne peut que recommander le catalogue. En exergue de sa Conclusion, elle insère une superbe citation de Peter Handke (Les Innocents, moi et l’inconnue au bord de la route départementale).

Handke, dans sa propre traduction en français, conserve les mots et les locutions de l’allemand. Les voici – avec le plaisir de ressentir presque physiquement à l’énoncé, la finesse synthétique et tellement évidente de la langue allemande.

Tellement qu’on est près d’oublier – mais elle revient en force dès la fin de la lecture – l’extraordinaire poésie de cette liste de consignes pour observer les oiseaux !

MOI
Qu’est-ce qui est essentiel pour observer les oiseaux ?

L’INCONNUE
Le regard inné pour tout ce qui est dru – für alles was Flügge ist. Le regard-éventail. Der Fächerblick. Le regard-bordure. Der Säumblick. Le regard-bourrasque. Der Windwellenblick. Et avant tout, le regard-plume. Le regard pour tout ce qui est emplumé. Der Gefiederblick.

243 Riverside Drive

Il y a quelques années – mais, réellement, je ne me souviens plus par qui, comment, par où -, je suis venu à la lecture de Uwe Johnson. Mon premier achat – le fichier détaillé que je tiens de ma bibliothèque me l’indique -, a été (le 27 août 2013) celui du volume I de Une année dans la vie de Gesine Cresspahl1, un monumental roman dont l’écriture m’a immédiatement fasciné. Je me suis rapidement mis à la recherche des autres tomes – il y en a quatre, dans la collection « Du Monde entier » chez Gallimard, édités entre 1975 et 1992 pour le dernier. Ils sont tous épuisés et, pendant longtemps, je n’ai trouvé trace que des tomes III et IV, le deuxième volume restant introuvable. Finalement, j’ai pu mettre la main sur l’ensemble chez différents libraires d’occasion.

De passage à New York, en janvier 2017, je vais en pèlerinage sur les traces de Gesine Cresspahl et de Uwe Johnson lui-même. Il situe en effet l’intrigue du roman dans un immeuble où il a vécu, sur le côté ouest de Manhattan, au bord de l’Hudson, face au New Jersey, au 243 du très fameux Riverside Drive. C’est une fin d’après-midi de janvier, magnifique, lumineuse, dans un quartier rempli d’immeubles tous plus incroyables les uns que les autres. Avec des frises, des balcons perchés à des hauteurs que le passant ne peut avoir dans son champ de vision que s’il se tord le cou. De la décoration volubile, inspirée des maisons romaines, des tours toscanes, des cathédrales gothiques, inutile, gratuite, inaccessible. Des folies, comme seule New York sait se donner.

Voici quelques photos de ce petit voyage en fiction.

Le pays du présent

(…) Le pays du passé regorge en effet de lieux riches en enseignement.

On rencontre également bon nombre de ces endroits dans le pays du présent, autant d’objets matériels et de régions, naturellement constitués ou bâtis par l’être humain, dont la myriade d’agencements locaux façonne les environnements de la vie quotidienne. Mais ici, maintenant, dans le monde en cours accompagné des ses préoccupations et perspectives actuelles, ces lieux ne sont pas considérés comme des souvenirs du passé. Lors des rares moments où l’on daigne y prêter attention, on perçoit au contraire ces lieux à l’aune de leurs aspects extérieurs – comme des lieux familiers déterminés par leur surface manifeste -, et à moins que ne survienne un événement qui viendrait ébranler ces perceptions, ils demeurent perpétuellement livrés à eux-mêmes. Puis un événement survient bel et bien. Peut-être remarque-t-on un arbre récemment tombé, une trace de peinture écaillée, ou encore une maison qui se dresse là où il n’y en avait pas auparavant – toute perturbation, qu’elle soit significative ou infime, témoignant du temps qui passe -, et un lieu révèle alors les relations qu’il entretient avec des événements passés. A cet instant précis, lorsque l’étau des perceptions ordinaires se desserre peu à peu, une frontière est franchie et le paysage se met à changer. Notre état de conscience s’est modifié, et ce lieu désormais transfiguré par l’évocation d’une époque plus lointaine revêt subitement une apparence inédite et incongrue.

Keith BASSO, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert, p. 26

Pour moi, l’écho avec Annie Dillard [Le présent], Henri Thomas [La perception comme filtre].

Fleckerlteppich

En écoutant Ruth Vogel-Klein, lors d’une conférence qu’elle consacre à W.G.Sebald, je note que l’intérêt, le plaisir inouï de la lecture de Sebald se trouvent précisément dans la faille, dans le tremblement qui nous fascine, dans le fait d’être abusé, trompé, d’être séduit par une histoire. Et, comme un enfant, nous sommes pris d’un frisson délicieux, de ce tremblement furtif de l’incertitude: nous nous enfonçons avec bonheur dans une « fiction » parfaite tout en devinant que tout ceci est à la fois (mais comment distinguer le vrai du faux ?) une vérité historique et un conte fabuleux. FleckerlteppichC’est le plaisir de l’enfant à qui on raconte une histoire pour s’endormir – une histoire qui peut d’ailleurs le tenir longtemps merveilleusement éveillé.

Et les adultes que nous sommes devenus sont pris de vertige: tout est vrai ? – Sebald truffe son récit de témoignages en cascade, de photos, de documents, … dont nous soupçonnons pourtant le caractère fabriqué, ce qu’une étude rapide confirmera. Mais je choisis d’en rester à la première croyance, c’est la plus douce.

Le « tissage » effectué par Sebald dans tous ses textes, entre réalité et fiction (ou pseudo-réalité et pseudo-fiction, récit dans le récit dans le récit … à perte de vue), renvoie à sa Bavière natale, où l’on continue de tisser ces « Fleckerlteppich », constitués d’une multitude de chutes de tissus multicolores. Ici encore, le livre est une maison.