Le corps au travail

Il y a une musique dans le corps humain comme dans le corps des animaux. Il y a une musique, je l’ai reconnue dans mon corps pendant ma vie d’ouvrier, les années de travail vendu: dans la journée, quand le corps était entièrement soumis au travail, la répétition des mêmes gestes finissait par prendre un rythme musical et le corps était mieux à même de soutenir l’effort s’il avait ce rythme musical en lui. Et quand on en prend conscience, on se met à chanter, non pas pour exprimer sa joie ou parce qu’on est heureux, mais parce que le corps a besoin de ce rythme qui le fait monter à la surface. Finalement la tête s’en aperçoit et commence à chanter dans le rythme que le corps lui suggère. Il y a une partition musicale que déploie le corps au travail.

Erri De Luca, entretien avec Laure Adler, in L’entretien n°2.

Les arbres qui dansent

Il existe des arbres qui marchent ou des plantes qui n’ont qu’une feuille. J’évoque aussi une plante qui danse : la Codariocalyx motorius. Je l’ai observée dans un jardin botanique chinois, près de la frontière avec le Laos. Dès qu’il y a des sons, les folioles latérales de chaque feuille bougent. J’ai rapporté des graines au jardin botanique de Saint-Jean-Cap-Ferrat. Au départ, l’équipe scientifique du jardin était plutôt sceptique sur cette capacité de la plante à danser et pensait que ses mouvements étaient dus aux courants d’air engendrés par le souffle de la voix ou le battement des mains. Mais ils ont pu constater que la plante dansait au son d’un poste de radio. C’est encore un mystère, on ne sait pas pourquoi cette plante bouge. Son mouvement implique la présence de capteurs sonores, ce qui est très surprenant pour une plante. Depuis, j’ai pu constater que cette plante avait besoin d’entraînement, il faut la faire danser très tôt et entretenir cette faculté régulièrement en lui donnant des sons ou même de la musique.

Francis Hallé. Dans un entretien paru le 29 décembre 2016 (Libération), à l’occasion de la publication de son Atlas de botanique poétique (Arthaud).

L’excessif est la seule mesure

Qui va donc la secouer un peu, cette jeunesse à tout asservie? Qui va lui apprendre qu’un homme qui n’affronte pas sa solitude n’est pas vraiment un homme; qu’une pensée qui ne se heurte pas au doute et au mystère n’est pas une pensée; qu’une sagesse qui ne mène pas au risque n’est pas une sagesse; qu’un avenir déjà connu est un passé raté; qu’un plaisir qui ne bouleverse pas n’est pas un plaisir; qu’affronter, très jeune, l’idée de la mort empêche de croupir toute sa vie dans les plans de carrière et les mamours des banquiers; qu’il faut admirer sans retenue ce qui mérite de l’être et jeter le reste, sans colère inutile mais sans faiblesse, à la poubelle de l’oubli; que, pour tout ce qui compte vraiment, l’excessif est la seule mesure.

Jean Sur, « Un tandem infernal », sur Résurgences – Destin