Capitaine d’un fleuve

Ne m’étant pas, enfant, prêté à jouer avec le sable des plages (manque désastreux dont je devais me ressentir toute la vie), il m’est venu, hors d’âge, le désir de jouer et présentement de jouer avec les sons.

Oh! Quelle étrange chose au début, ce courant qui se révèle, cet inattendu liquide, ce passage porteur, en soi, toujours, et qui était.

On ne reconnaît plus d’entourage (le dur en est parti).

On a cessé de se heurter aux choses. On devient capitaine d’un FLEUVE…

Henri Michaux, Premières impressions

Les pratiques

Il faut toujours envisager le fait de penser en termes de pratique, penser c’est une pratique. Ce n’est pas une technique qu’on apprend, quand bien même il y a une dimension d’apprentissage. C’est une chose sur laquelle Wittgenstein insiste beaucoup: il faut envisager l’ensemble des activités humaines comme des pratiques. Dans mon travail de théorie politique, je m’intéresse particulièrement aux pratiques artistiques et culturelles car pour la stratégie hégémonique que je prône, c’est une question qui est importante. C’est un point que Gramsci avait mis en lumière: la façon dont nous voyons le monde, ça a à voir avec les livres qu’on lit, le théâtre et le cinéma qu’on voit et, aussi, hélas, les médias. Pour transformer le sens commun, il faut faire en sorte que les individus soient en contact avec des pratiques très diverses afin de pouvoir voir les choses de façon différente. Dans ce domaine, les pratiques artistiques ont un rôle très important. Elles peuvent nous aider à changer notre perception, elles nous permettent de regarder les choses qu’on était habitués à voir d’une certaine façon, d’une autre manière. Elles peuvent contribuer à créer de nouvelles formes de subjectivité et à lutter contre le type de désirs que l’économie néo-libérale s’efforce de nous imposer.

Chantal Mouffe, entretien avec Laure Adler, in L’entretien n°2

Une pratique collective

Au-delà du développement de la singularité, c’est la communauté qui est en jeu dans la pratique collective. De tous temps, j’ai gardé une préférence, un attachement pour la pratique artistique collective. L’exercice de la polyphonie, pour moi, est largement supérieur à la pratique individuelle. Ce qui est absolument passionnant, c’est l’interaction, l’aller-retour, la dynamique d’échanges constants entre le singulier et le commun, entre soi et les autres, entre les singularités respectives. Le lien au commun s’augmente de la profondeur et de la solidité des singularités, s’ancre dans le centre, dans le poids spécifique de cette communauté de sens qui est tout sauf grégaire. Ce qui est au coeur de cette expérience unique, c’est autant le partage des compétences que le partage émotionnel.

La pratique commune a du sens. La communauté se constitue dans l’action, souligne Antonio Negri. Et Jean-Luc Nancy rappelle que le geste de culture est lui-même un geste de mêlée : c’est affronter, confronter, transformer, détourner, développer, recomposer, combiner, bricoler. Cet espace du commun – du partage de singularités affirmées – ne risque pas de se dissoudre dans un tout indifférencié, il n’est pas en opposition avec l’espace individuel, espace d’autonomie, de conscience et de liberté, mais au contraire le lieu du risque, de la rencontre poussée dans ses plus larges avenues, en usant de toutes les potentialités de l’individu authentiquement libre et personnel.

Nous nous rencontrons, nous échangeons autour de la création de quelques-uns, nous mettons en mouvement nos sensibilités, nos imaginations, nos intelligences, nos disponibilités. La culture n’est rien d’autre que le nous extensible à l’infini des humains.

(Monique Chemillier-Gendreau, in La culture lien entre tous donc bien public universel, LNA37).

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Le développement personnel

C’est un truisme que de dire, comme tant l’ont fait, que la pratique artistique est un formidable vecteur de développement personnel. Cependant, je pense qu’il est indispensable de le répéter – parce que cela semble dépourvu d’évidence pour les organisateurs de l’éducation nationale; et pour apporter ici un éclairage un peu différent.

La pratique artistique ouvre deux portes: celle du développement de la singularité et celle de l’expression de l’intime.

La singularité.

J’emprunte à Charles Juliet la belle formule: Dissoudre le moi, laisser advenir le soi.  Ou comment la pratique d’un art peut être comprise comme un processus de développement de la singularité (le soi) contre l’individualité (le moi)1. Nous vivons dans un monde plein de contradictions, dont celle-ci – qui n’est pas la moindre et dont les dégâts sont considérables: jamais les techniques du soin de soi n’ont été autant développées alors qu’en même temps tout est mis en oeuvre pour assurer la promotion d’une souveraineté pathologique du moi (P.Virilio).2 Continuer la lecture de « Le développement personnel »