πρóληψις / prolepse

(…) En ce point précis, s’attache l’horizon et se crée, dans le cerveau, un lien qui, sans cela, ne se serait jamais noué. Il n’est pas seulement question de nourrir la pensée, mais d’établir des liens nouveaux à partir de l’existant. Un artiste est peut-être quelqu’un qui en raison de sa sensibilité, pressent que s’il va dans telle direction, se planter des heures devant tel tableau, écouter en boucle telle oeuvre musicale, voir telle sculpture, lire tel livre, voir tel océan, tel volcan, tel pays, telle personne, à tel moment et pas à un autre, un lien s’opérera dont il devine qu’il lui est nécessaire – vital, devrais-je dire, et qui sans cela, ne se serait jamais noué.

Nadine Ribault, Carnets des Cornouailles, p. 48

Encore une fois, les liens, les échos, mais ici – avec quelque chose de plus: cette notion de l’anticipation, de la prescience, de l’intuition. Non seulement, la faculté de voir et d’entendre ces fameux coups de sifflet du réel, mais de les imaginer, de n’imaginer qu’eux, de ne pas pouvoir envisager autre chose que ce principe, et s’y soumettre complètement.
N. Ribault ajoute:  C’est un savoir d’une force extrême.

Prolepse [subst.féminin]: (…) les principes que l’âme contient originairement, et que les objets externes réveillent seulement dans les occasions / des assomptions fondamentales, ou ce qu’on prend pour « accordé d’avance ».
Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.

L’insatiable curiosité

Il s’agit de faire revivre l’émerveillement, l’espièglerie et l’insatiable curiosité de la petite enfance, mais à travers une profondeur de connaissance, un fonds d’expérience et une rigueur intellectuelle auxquels il n’est possible de parvenir qu’à l’issue de nombreuses années de vie et d’étude.

Tim INGOLD, Marcher avec les dragons, p. 12

L’insatiable curiosité ? Elle est peut-être un autre nom de l’inquiétude.

Pierre BERGOUNIOUX, Exister par deux fois, p. 213

Un adulte créatif est un enfant qui a survécu.

Ursula K. LE GUIN

Découvrir le monde: l’éveil

Les enfants de dix ans se réveillent et s’aperçoivent qu’ils sont ici-bas, ils découvrent qu’ils y sont depuis un certain temps ; est-ce triste ? Ils se réveillent comme des somnambules en marche ; ils se réveillent comme des gens qu’on a ranimés après une crise cardiaque ou qu’on a sauvés de la noyade, in media res, entourés de personnes et d’objets familiers, capables de faire mille choses. Ils connaissent leur quartier, ils savent lire et écrire, ils maîtrisent quelques bons vieux mystères et pourtant, ils ont l’impression qu’ils viennent juste de débarquer, de converger avec leur propre corps, de sortir d’une transe, de s’insérer dans une vie étrangement familière qui est en branle depuis longtemps.Comme tous les enfants, je me réveillai par bribes, par morceaux, au fil des années. Je me découvris moi-même et je découvris le monde, puis j’oubliai pour redécouvrir à nouveau. Je me réveillai de temps à autre, jusqu’au jour de septembre où mon père descendit le fleuve et où les périodes d’éveil se firent plus longues, où je fus plus souvent éveillée qu’endormie. Je remarquai la progression de l’éveil et prévis avec une logique terrifiante qu’un jour relativement proche, je serais continuellement éveillée, que je ne me rendormirais jamais et ne serais jamais plus libérée de moi-même.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, pp. 24-25

Le geste du passeur

La curiosité est une vertu d’homme libre et non de courtisan. Elle implique un éveil permanent pour lutter contre la torpeur, l’habitude, l’inertie, la faculté de toujours se laisser surprendre et la conscience de n’en avoir jamais fini avec le savoir, qui, lorsqu’on s’en approche, nous révèle ce qui reste à découvrir; la capacité aussi de prendre des risques: risque de rompre avec des certitudes, de se déstabiliser, de déranger, de troubler l’ordre convenu des choses. Paradoxalement cette pulsion, si largement partagée, est aussi le signe de ce qu’il y a de singulier en l’homme: chercher à savoir au-delà des connaissances élémentaires indispensables à sa survie et de ce qui semble strictement nécessaire. Il y a là une apparente inutilité proche de la gratuité. Comme toute passion, la curiosité pose la question des limites, justement parce qu’elle est sans limite. S’il y a un élan, une ampleur dans le désir de savoir, celui-ci trouve écho dans le geste du passeur: faire savoir et laisser découvrir, découvrir et dépasser, acquérir et transgresser.

Nicole CZECHOWSKI, La curiosité. Vertiges du savoir, Autrement, n°12, 1993.