La lecture réparatrice

Je note, dans un entretien accordé par Steiner, intitulé L’Art de la critique, et consacré à son expérience d’enseignant:

J’aimerais qu’on se souvienne de moi comme d’un bon maître de lecture, par quoi j’entends une lecture réparatrice en un sens profondément moral: la lecture devrait nous attacher à une vision, engager notre humanité, nous rendre moins capables de passer notre chemin. (…) Est-il une forme d’éducation, d’apprentissage de la poésie, de la musique, de l’art et de la philosophie qui rendrait un être humain incapable de se raser le matin (…) parce que la glace lui renvoie quelque chose d’inhumain ou d’infra-humain?

G.STEINER, Les Logocrates, p. 124

Lectures essentielles

Je suis un grand admirateur de Nicolas Bouvier, en tout premier lieu pour L’usage du monde, dont je parle par ailleurs. Dans les entretiens réalisés en 1992, sur sept thèmes centraux dans son œuvre, il parle des écrivains qu’il admire. Il s’en explique d’une façon très éclairante.

Les écrivains qu’il admire sont

des gens qui vous donnent du courage. Ils ne vous donnent pas un style (…) Ils vous donnent le courage de vous mettre au travail pour essayer de redonner plus loin un peu du plaisir qu’ils vous ont donné. Tous les livres importants vous aident à régler votre mort. Et beaucoup de livres vous aident à vivre quand vous n’en avez plus le courage. Il y a des lectures qui vous permettent de relativiser des problèmes que vous avez énormément gonflés par insuffisance mentale. Et puis il y a des lectures qui vous bouleversent complètement et qui vous donnent le sentiment que votre vie entière est une sorte d’imposture.

Nicolas BOUVIER, Le Hibou et la Baleine, un film de Patricia Plattner, 1993

Le palais du lecteur

Le palais du lecteur est plus durablement bâti que tout autre. Il survit aux peuples, aux civilisations, aux religions, à la langue elle-même. (…) Le portail demeure ouvert sur le monde magique. Je crois avoir déjà mentionné quelque part ce sage chinois qui attendait, dans une queue de condamnés, le moment de son exécution, plongé dans un livre, tandis qu’en tête de file, les chefs tombaient. Tout en suivant le mouvement, il s’était absorbé dans son texte comme Archimède dans ses cercles — un Occidental, ému par ce spectacle, obtint sa grâce. Le sage le remercia courtoisement, referma son livre et quitta sans le moindre signe de surprise le lieu d’exécution. Le plus souvent, le lecteur est distrait, non qu’il soit de force à résister au monde, mais parce qu’il le prend moins qu’un autre au sérieux.

Ernst JÜNGER, L’Auteur et l’écriture, p.190

Un acte de création

L’acte de lecture est un acte fort de création, qui sollicite immédiatement et sans désemparer, l’imaginaire, le rêve,… Alors que le jeu multimédia, à l’instar de la télévision, ouvre sur un espace virtuel préformaté. Cet acte de création individuelle est un acte de liberté. Georges Steiner, dans sa conférence à l’ULB (Bruxelles, le 8 novembre 2004) positionne la liberté créative du lecteur contre la servitude de la reproduction stérile des langages formatés. Mais il est clair que cet espace individuel de liberté peut être ressenti comme risqué (par les sujets), comme dangereux (par le politique). Le trop célèbre et grotesque épisode dit « de la Princesse de Clèves » n’en est qu’une nouvelle illustration.

Michèle PETIT, dans son très bel Eloge de la lecture  [La construction de soi], 2002, l’exprime en d’autres mots:

Nous avons besoin du lointain. Quand nous grandissons dans des univers confinés, ces fugues peuvent être vitales. Et pour tout un chacun, elles étayent l’élaboration de l’intériorité et la possibilité même de la pensée. Comme disait Montaigne, « nous pensons toujours ailleurs ». L’agrandissement de l’espace extérieur permet un agrandissement de l’espace intérieur. Sans cette rêverie qui est fuite du proche, dans des ailleurs illimités dont la destination est incertaine, il n’est pas de pensée.