Les pratiques

Il faut toujours envisager le fait de penser en termes de pratique, penser c’est une pratique. Ce n’est pas une technique qu’on apprend, quand bien même il y a une dimension d’apprentissage. C’est une chose sur laquelle Wittgenstein insiste beaucoup: il faut envisager l’ensemble des activités humaines comme des pratiques. Dans mon travail de théorie politique, je m’intéresse particulièrement aux pratiques artistiques et culturelles car pour la stratégie hégémonique que je prône, c’est une question qui est importante. C’est un point que Gramsci avait mis en lumière: la façon dont nous voyons le monde, ça a à voir avec les livres qu’on lit, le théâtre et le cinéma qu’on voit et, aussi, hélas, les médias. Pour transformer le sens commun, il faut faire en sorte que les individus soient en contact avec des pratiques très diverses afin de pouvoir voir les choses de façon différente. Dans ce domaine, les pratiques artistiques ont un rôle très important. Elles peuvent nous aider à changer notre perception, elles nous permettent de regarder les choses qu’on était habitués à voir d’une certaine façon, d’une autre manière. Elles peuvent contribuer à créer de nouvelles formes de subjectivité et à lutter contre le type de désirs que l’économie néo-libérale s’efforce de nous imposer.

Chantal Mouffe, entretien avec Laure Adler, in L’entretien n°2

Voir le monde qui nous entoure

La vie intérieure est souvent stupide. Son égoïsme l’aveugle et la rend sourde; son imagination, fascinée, tisse d’ignorantes fables. Elle se dit que le vent d’ouest souffle sur elle, que les feuilles tombent à ses pieds pour des raisons bien particulières, que tous ont les yeux fixés sur elle. L’esprit risque l’ignorance totale parce qu’il veut parfois, piètre récompense, enrichir l’imagination. Ce que la raison doit faire, c’est forcer l’imagination à voir le monde qui nous entoure – ne serait-ce que de temps à autre.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, p.36

Découvrir le monde: l’éveil

Les enfants de dix ans se réveillent et s’aperçoivent qu’ils sont ici-bas, ils découvrent qu’ils y sont depuis un certain temps ; est-ce triste ? Ils se réveillent comme des somnambules en marche ; ils se réveillent comme des gens qu’on a ranimés après une crise cardiaque ou qu’on a sauvés de la noyade, in media res, entourés de personnes et d’objets familiers, capables de faire mille choses. Ils connaissent leur quartier, ils savent lire et écrire, ils maîtrisent quelques bons vieux mystères et pourtant, ils ont l’impression qu’ils viennent juste de débarquer, de converger avec leur propre corps, de sortir d’une transe, de s’insérer dans une vie étrangement familière qui est en branle depuis longtemps.Comme tous les enfants, je me réveillai par bribes, par morceaux, au fil des années. Je me découvris moi-même et je découvris le monde, puis j’oubliai pour redécouvrir à nouveau. Je me réveillai de temps à autre, jusqu’au jour de septembre où mon père descendit le fleuve et où les périodes d’éveil se firent plus longues, où je fus plus souvent éveillée qu’endormie. Je remarquai la progression de l’éveil et prévis avec une logique terrifiante qu’un jour relativement proche, je serais continuellement éveillée, que je ne me rendormirais jamais et ne serais jamais plus libérée de moi-même.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, pp. 24-25

Le présent

Il y a deux ans maintenant, j’ai découvert – au hasard de cette première matinée passée dans la belle librairie de Pierre Landry [Préférences, à Tulle], Annie Dillard. D’elle, le premier livre que j’ai lu s’intitule précisément Au présent 1. J’ai été immédiatement séduit, émerveillé ensuite plus encore par la découverte du Pèlerinage à Tinker Creek, qui est une exploration sensible et déterminante de la nature, dans son inépuisable révélation. C’est aussi l’incessante question de notre présence à ce monde qui vit, sans nous, d’une étrange vie indéchiffrable.

Annie Dillard note déjà, dans Une enfance américaine, son éveil au monde présent. Voici ce passage. Continuer la lecture de « Le présent »