Gaïa

Le drame, c’est que l’intrusion de Gaïa survient au moment où jamais la figure de l’humain n’a paru si inadaptée pour la prendre en compte. Alors qu’il faudrait avoir autant de définitions de l’humanité qu’il y a d’appartenances au monde, c’est le moment même où l’on a enfin réussi à universaliser sur toute la surface de la Terre le même humanoïde économisateur et calculateur. Sous le nom de globalisation ou de mondialisation, la culture de cet étrange OGM – de son nom latin Homo œconomicus – s’est répandue partout… Juste au moment où l’on a un cruel besoin d’autres formes d’homodiversité ! Pas de chance vraiment: il faut affronter le monde avec un humain réduit à un tout petit nombre de compétences intellectuelles, doté d’un cerveau capable de faire de simples calculs de capitalisation et de consommation, auquel on attribue un tout petit nombre de désirs et que l’on est enfin parvenu à convaincre de se prendre vraiment pour un individu, au sens atomique du mot. Au moment même où il faudrait refaire de la politique, on n’a plus à notre disposition que les pathétiques ressources du « management » et de la « gouvernance ». Jamais une définition plus provinciale de l’humanité n’a été transformée en un standard universel de comportement. (…)

Bruno LATOUR, Gaïa, figure (enfin profane) de la Nature, 3e des Huit conférences sur le nouveau régime climatique, p. 143

Les risques du métier

J’aime les films de J.Bond. Les plus anciens sont des pièces d’anthologie, même si aujourd’hui la violence cynique et les effets spéciaux dont ils n’étaient pas encore chargés les remisent au rayon des jeux d’enfants. Un des films de la période intermédiaire [The world is not enough – 1999], celle de l’emblématique Pierce Brosnan, offre une scène érotico-romantique entre le célèbre 007 et la belle Sophie Marceau. Ils sont au lit, après l’amour – du moins peut-on le déduire, et elle le questionne: James, quand vous ne travaillez pas pour la couronne britannique, à quoi passez-vous votre temps ? Il répond: « I take pleasure … in great beauty », ce qui est à la fois une esquive mais aussi un joli compliment.

Mais par un de ces raccourcis dont les sous-titres sont coutumiers, cette réplique pleine de charme s’est soudain transformée en un méprisant « Je m’occupe … autant que possible », qui relève d’une incroyable goujaterie, et le spectateur francophone peut être légitimement surpris que Sophie Marceau ne se lève pas pour le gifler !

Moralité: ne regardons que les films en V.O.

Sa propre ressemblance

On naît dans une dissemblance, et l’écrivain, dirait-on, de la façon la plus nécessaire.

Tout son effort sera de frayer le chemin d’une autre origine, de laisser advenir les choses comme virginalement : de les laisser apparaître pour qu’un « moi » simultanément se découvre dans cette apparition et retrouve en elle sa propre ressemblance. Ce processus de désencombrement, de déconditionnement, est une traversée inajournable, en vue de savoir « qui je suis avant de mourir » (Chappaz).

Alain BERNAUD, Passages de Maurice Chappaz.
Dans la recension de « Maurice Chappaz » de Christophe Carraud, Seghers, 2005.

Au milieu des livres

Je sais bien qu’il y a dans le vaste monde des choses plus belles que les livres, plus heureuses et plus dignes d’un homme ; et je ne serais pas un homme si je ne désirais pas sortir de cette prison de l’encrier, et de jouir un peu de la vie, moi aussi ; au moins de la fraîcheur de l’air et du souffle de la douce liberté, si tout le reste m’est refusé. Sinon qu’il est inutile de parler de ces choses-là. Vous les aimez tout comme je les aime ; d’un amour sans effet ni qualité propres, qui passe à travers toutes les heures de notre journée et n’en remplit aucune, monotone et assidu, insignifiant comme l’écoulement même du jour. En attendant, chacun doit penser à la part qui lui est échue par le sort ; et puis, au fond, que toutes se valent ; et, du reste, qu’on ne peut faire mieux. Quant à nous, si le destin nous a donnés aux livres, contentons-nous d’eux. Même dans la petite chambre, au milieu des livres, il y a place pour vivre, c’est-à-dire pour aimer et souffrir.

Renato SERRA, Scritti, 1958