Fleckerlteppich

En écoutant Ruth Vogel-Klein, lors d’une conférence qu’elle consacre à W.G.Sebald, je note que l’intérêt, le plaisir inouï de la lecture de Sebald se trouvent précisément dans la faille, dans le tremblement qui nous fascine, dans le fait d’être abusé, trompé, d’être séduit par une histoire. Et, comme un enfant, nous sommes pris d’un frisson délicieux, de ce tremblement furtif de l’incertitude: nous nous enfonçons avec bonheur dans une « fiction » parfaite tout en devinant que tout ceci est à la fois (mais comment distinguer le vrai du faux ?) une vérité historique et un conte fabuleux. FleckerlteppichC’est le plaisir de l’enfant à qui on raconte une histoire pour s’endormir – une histoire qui peut d’ailleurs le tenir longtemps merveilleusement éveillé.

Et les adultes que nous sommes devenus sont pris de vertige: tout est vrai ? – Sebald truffe son récit de témoignages en cascade, de photos, de documents, … dont nous soupçonnons pourtant le caractère fabriqué, ce qu’une étude rapide confirmera. Mais je choisis d’en rester à la première croyance, c’est la plus douce.

Le « tissage » effectué par Sebald dans tous ses textes, entre réalité et fiction (ou pseudo-réalité et pseudo-fiction, récit dans le récit dans le récit … à perte de vue), renvoie à sa Bavière natale, où l’on continue de tisser ces « Fleckerlteppich », constitués d’une multitude de chutes de tissus multicolores. Ici encore, le livre est une maison.

Le fraudeur – le fou

eugene savitzkayaJe n’avais pas ouvert un livre de Savitzkaya depuis de très nombreuses années. Pourquoi ? tout simplement parce que, avançant sur d’autres chemins, je ne l’avais croisé nulle part. Je découvre ces dernières semaines, avec un très grand bonheur de lecture, son dernier livre: Fraudeur [éditions de Minuit]. Et j’ai le plaisir de l’écouter parler, répondre à nos questions, se découvrir, le 15 mars dernier, dans la salle de la Médiathèque de Lomme.  Passionnante rencontre !

Il met en lumière notamment le personnage du fou – qui habite plusieurs de ses romans, qui est aussi celui du fraudeur. De l’écriture comme un artifice, une tromperie, … Le premier livre de Savitzkaya s’intitulait Mentir (1977). Je pense encore à Vassilis Alexakis qui rappelle que, dès l’enfance, il voulait devenir le grand menteur. Mais le mensonge est aussi gage de liberté.

L’espoir prolonge et aggrave la misère humaine, seul est heureux celui qui a perdu tout espoir.
Le fraudeur s’est détaché de la matière cosmique qui l’emprisonnait dans sa gangue de boue. Il a brisé la chaîne des moments douloureux. Il croyait souffrir, il croyait être asservi, mais l’esprit est libre de toute éternité et regarde impassiblement les tourments de l’existence et le défilé des cycles cosmiques. Il se voyait vieillir avec crainte alors que ce qui vieillissait n’était qu’une surface illusoire et des organes temporaires.
L’esprit s’est associé avec la matière, il a mangé des fruits fermentés avec les éléphants, de l’herbe siliceuse avec les buffles, les bufflonnes et les belles vaches pie noir, il a partagé son sirop de fleurs de sureau, non pour jouir des saveurs et des couleurs, mais pour travailler à sa délivrance.
Le fou s’est défait de sa personnalité qui n’est qu’un habit d’apparat, une peau prétendant à la magnificence; il s’en est débarrassé comme d’une mue de serpent. Elle l’a aidé à se délivrer de toute chose; à présent, elle lui est inutile. Elle n’a jamais été son but ultime.
Il a sacrifié sa condition humaine. Il n’espère plus rien. Il a aboli à jamais la création. Il en a mélangé toutes les formes dans une même marmite pour en faire un bouillon primordial. Il continue à consommer l’énergie qui lui était impartie, il marche, il boit, il mange, il fait l’amour, mais avec une absolue désinvolture, vivant parmi les faits qui l’entourent et indifférent à leurs tourbillons.
Par à-coups certaines formes apparaissent avant de retourner au chaos, apparaissent et disparaissent les arbres et les oiseaux, apparaissent et disparaissent les objets célestes, se craquelle la terre sur laquelle nous marchons, les hommes vainquent, puis sont vaincus, rien ne naît, tout se conçoit et tend à l’extinction. Cessons d’être ce qu’on est, le cosmos tend au repos. Cessons de nous laisser penser, pensons.

Eugène Savitzkaya, Fraudeur, p. 161-162

Réfléchir

Est-ce que l’appauvrissement général va enfin nous faire réfléchir plus clairement à notre nature, comme à ce qui nous appartient en propre de beau, de digne, si bien que, si nous devons mourir, nous le ferons avec une conscience plus nette, et que, si nous devons vivre, ce sera avec plus de justice.

Georges Séféris, 25 juin 1940

Tristesse des fleuves

J’annote et j’extrais les pages du Journal de Georges Séféris. Passionnante lecture, étonnante aussi parce qu’on peut y lire, dans des pages écrites il y a 60 ans déjà, des considérations d’une extraordinaire actualité, sur l’état de la Grèce.

Et puis, ceci, qui m’interroge [11 octobre 1943]:

Les fleuves ne sont guère réconfortants, ils exigent qu’on soit heureux. Cela vaut pour la Seine, la Tamise, comme pour le Nil. Les fleuves, en coulant, nous laissent toujours à la traîne, avec nos amertumes, nos épreuves, nos désespoirs. La mer libère. Un homme sur la berge d’un fleuve: l’une des images les plus tristes qui soient.